L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne examine la tension entre le droit à la libre circulation des citoyens de l’Union, consacré par l’article 21 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne, et le respect de l’identité constitutionnelle d’un État membre. En l’espèce, une ressortissante autrichienne, résidant en Allemagne, a été adoptée à l’âge adulte par un citoyen allemand. Par décision d’une juridiction allemande, elle a acquis le nom patronymique de son père adoptif, incluant un titre de noblesse et une particule, conformément au droit allemand qui considère ces éléments comme partie intégrante du nom. Les autorités autrichiennes ont d’abord enregistré ce nom sur les registres d’état civil et délivré des documents officiels en conséquence. Quinze ans plus tard, à la suite d’une décision de la Cour constitutionnelle autrichienne dans une affaire similaire, les autorités ont décidé de rectifier le nom de l’intéressée pour le rendre conforme au droit constitutionnel autrichien, qui, en vertu d’une loi d’abolition de la noblesse, proscrit l’usage de titres nobiliaires.
La requérante a contesté cette rectification, arguant qu’elle constituait une entrave à sa liberté de circulation. Après l’épuisement des recours administratifs, l’affaire fut portée devant le Verwaltungsgerichtshof, la plus haute juridiction administrative autrichienne. Cette dernière, confrontée à l’opposition entre les droits découlant du droit de l’Union et une norme de rang constitutionnel interne, a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il était demandé si l’article 21 du traité s’opposait à ce que les autorités d’un État membre refusent de reconnaître le nom patronymique d’un de leurs ressortissants, tel qu’établi dans un autre État membre, au motif que ce nom contient un titre de noblesse interdit par le droit constitutionnel du premier État. La Cour de justice répond que l’article 21 du traité ne s’oppose pas à une telle mesure, à condition que celle-ci soit justifiée par des motifs d’ordre public, c’est-à-dire qu’elle soit nécessaire et proportionnée à la protection d’un intérêt fondamental de la société.
Pour parvenir à cette solution, la Cour reconnaît d’abord l’existence d’une restriction à la liberté de circulation (I), avant de l’estimer justifiée par des considérations d’ordre public propres à l’État membre concerné (II).
***
I. La caractérisation d’une entrave à la liberté de circulation
La Cour de justice établit que la divergence de noms patronymiques entre États membres constitue une entrave à la liberté de circulation, en étendant la notion d’inconvénient sérieux (A) et en refusant de dissocier les différents éléments composant le nom (B).
A. L’application extensive du critère des inconvénients sérieux
La Cour rappelle sa jurisprudence constante, notamment l’arrêt *Grunkin et Paul*, selon laquelle l’obligation pour un citoyen de porter des noms différents dans plusieurs États membres est susceptible d’engendrer des difficultés pratiques constituant une restriction à l’article 21 du traité. Les gouvernements intervenants soutenaient que, contrairement à l’affaire *Grunkin et Paul*, la situation ne créait pas de divergence, la rectification visant à établir un nom unique et correct.
Cependant, la Cour écarte cet argument en se plaçant du point de vue de la personne concernée. Elle constate que pendant quinze ans, la requérante a vécu et noué des relations juridiques et sociales sous un nom spécifique. La rectification l’oblige non seulement à modifier de nombreux documents, mais l’expose surtout à un risque de confusion. La Cour souligne qu’« une telle divergence patronymique est susceptible de faire naître des doutes quant à l’identité de cette personne ainsi qu’à l’authenticité des documents présentés ou à la véracité des données contenues dans ceux-ci ». Ce risque concret de devoir dissiper des soupçons sur son identité, même si les documents futurs sont uniformisés, constitue un « inconvénient sérieux » et donc une entrave à la liberté de circulation.
B. Le rejet d’une approche dissociant les composantes du nom
Plusieurs gouvernements avançaient que la rectification ne portait que sur des éléments accessoires du nom, le titre de noblesse et la particule, et non sur le patronyme principal. Selon eux, l’élément central d’identification demeurait intact, excluant ainsi tout risque réel de confusion.
La Cour rejette fermement cette analyse en adoptant une conception unitaire du nom. Elle prend en considération le fait que, selon le droit de l’État de résidence, l’Allemagne, « les termes ‘Fürstin von’ sont considérés non pas comme un titre de noblesse, mais comme un élément constitutif du nom ». Par conséquent, le nom doit êtreappréhendé dans son intégralité. La Cour établit un parallèle avec sa jurisprudence antérieure en affirmant que, « de la même manière que, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Grunkin et Paul, précité, le nom Grunkin‑Paul était différent des noms Grunkin et Paul, dans l’affaire au principal, les noms Fürstin von Sayn‑Wittgenstein et Sayn-Wittgenstein ne sont pas identiques ». En considérant le nom comme un bloc indivisible, la Cour confirme que toute modification, même partielle, imposée par un État membre à un nom légalement acquis dans un autre, crée une divergence constitutive d’une restriction.
Après avoir qualifié la mesure de restriction à la liberté de circulation, la Cour examine si celle-ci peut néanmoins être admise au regard des justifications avancées par l’État autrichien.
II. La justification de l’entrave par l’identité constitutionnelle nationale
La Cour de justice admet que la restriction à la liberté de circulation peut être justifiée, en acceptant l’invocation de l’ordre public pour la défense de valeurs nationales fondamentales (A) et en validant la proportionnalité de la mesure prise par l’État membre (B).
A. L’admission de l’ordre public comme protection d’une valeur nationale
Le gouvernement autrichien justifiait le refus de reconnaissance par la nécessité de préserver l’identité constitutionnelle du pays, et plus particulièrement le principe d’égalité mis en œuvre par la loi d’abolition de la noblesse. La Cour choisit de traduire cette argumentation en des termes juridiques propres au droit de l’Union, en la rattachant à la notion d’« ordre public ».
Tout en rappelant que cette notion doit être interprétée strictement et ne saurait être déterminée unilatéralement par les États membres, la Cour reconnaît qu’il faut « reconnaître aux autorités nationales compétentes une marge d’appréciation dans les limites imposées par le traité ». Elle admet que « dans le contexte de l’histoire constitutionnelle autrichienne, la loi d’abolition de la noblesse, en tant qu’élément de l’identité nationale, peut être prise en compte ». Cette approche est renforcée par l’article 4, paragraphe 2, du Traité sur l’Union européenne, qui impose à l’Union de respecter l’identité nationale de ses États membres, inhérente à leurs structures fondamentales, y compris la forme républicaine de l’État. L’objectif de garantir l’égalité entre tous les citoyens en interdisant les titres de noblesse est ainsi jugé compatible avec le droit de l’Union.
B. La validation du caractère proportionné du refus de reconnaissance
Une mesure restrictive, même justifiée par un motif d’ordre public, doit encore être nécessaire et proportionnée pour être conforme au droit de l’Union. La Cour examine si le refus de reconnaître les éléments nobiliaires du nom allait au-delà de ce qui était nécessaire pour atteindre l’objectif constitutionnel d’égalité.
Sur ce point, la Cour fait preuve d’une certaine retenue. Elle estime qu’« il ne paraît pas disproportionné qu’un État membre cherche à réaliser l’objectif de préserver le principe d’égalité en interdisant toute acquisition, possession ou utilisation, par ses ressortissants, de titres de noblesse ». En refusant de reconnaître les éléments nobiliaires, les autorités autrichiennes ne seraient pas allées au-delà de ce qui est nécessaire. Par cette analyse, la Cour opère une mise en balance délicate entre, d’une part, les inconvénients individuels subis par la requérante et, d’autre part, l’intérêt fondamental pour un État membre de préserver un principe fondateur de son ordre constitutionnel. La décision finale penche en faveur de l’État membre, consacrant la possibilité pour ce dernier de faire prévaloir son identité nationale sur une application absolue de la liberté de circulation, dès lors que la mesure est proportionnée à l’objectif légitime poursuivi.