Cour de justice de l’Union européenne, le 22 décembre 2010, n°C-279/09

Par un arrêt du 22 décembre 2010, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur les conditions d’octroi de l’aide juridictionnelle à une personne morale dans le cadre d’un litige fondé sur le droit de l’Union. En l’espèce, une société de droit allemand souhaitait engager une action en responsabilité contre l’État allemand pour obtenir réparation du préjudice causé par la transposition tardive de directives européennes. Dépourvue de ressources financières, cette société s’est vu refuser le bénéfice de l’aide judiciaire par les juridictions nationales, au motif que son action ne présentait pas un caractère d’intérêt général, condition exigée par le droit national pour l’octroi d’une telle aide à une personne morale. Cette situation la plaçait dans l’impossibilité matérielle de s’acquitter de l’avance sur frais de procédure et de mandater un avocat, rendant ainsi illusoire l’exercice de son droit à réparation. Saisie d’une question préjudicielle par la juridiction d’appel allemande, la Cour de justice était donc interrogée sur la compatibilité d’une telle réglementation nationale avec le principe d’effectivité du droit de l’Union. Plus précisément, il lui était demandé si le droit de l’Union s’oppose à une législation nationale qui, en subordonnant l’accès à la justice au paiement d’une avance sur frais, exclut en pratique une personne morale dénuée de moyens financiers du bénéfice de l’aide juridictionnelle, la privant ainsi de la possibilité de faire valoir des droits qu’elle tire de l’ordre juridique de l’Union. À cette question, la Cour répond en affirmant que le principe de protection juridictionnelle effective, consacré à l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’il peut être invoqué par les personnes morales et que l’aide accordée peut couvrir tant la dispense de l’avance des frais de procédure que l’assistance d’un avocat. Elle confie au juge national le soin de vérifier si les conditions nationales d’octroi de cette aide ne portent pas une atteinte substantielle et disproportionnée au droit d’accès aux tribunaux.

Cette solution consacre l’application du droit à une protection juridictionnelle effective aux personnes morales, en en faisant un instrument de l’effectivité des droits tirés de l’Union (I). Par conséquent, elle dote le juge national d’une grille d’analyse précise pour contrôler la conformité des règles de procédure nationales à cette exigence fondamentale (II).

I. L’extension du droit à l’aide juridictionnelle aux personnes morales

La Cour de justice fonde sa décision sur une interprétation extensive de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, affirmant ainsi le droit pour une personne morale de solliciter une aide juridictionnelle (A). Cette approche conduit logiquement au rejet d’une conception purement nationale et restrictive de l’aide juridictionnelle, qui ferait obstacle à l’exercice effectif d’un recours fondé sur le droit de l’Union (B).

A. La consécration d’un droit fondé sur l’article 47 de la Charte

La Cour ancre fermement son raisonnement dans le droit primaire de l’Union, en particulier dans l’article 47 de la Charte qui garantit le droit à un recours effectif et à un tribunal impartial. Elle rappelle que ce texte, qui a « la même valeur juridique que les traités », s’adresse aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. L’apport essentiel de l’arrêt réside dans l’interprétation du terme « toute personne » figurant à cet article. La Cour considère que ce terme n’exclut pas les personnes morales, se fondant notamment sur une analyse linguistique et systématique de la Charte. En effet, elle relève que le droit à l’aide juridictionnelle, prévu au troisième alinéa de l’article 47, est intégré au titre relatif à la « Justice » et non à celui sur la « Solidarité », ce qui indique qu’il ne doit pas être conçu « principalement comme une aide sociale », mais bien comme une composante essentielle du droit d’accès à la justice.

Cette interprétation est déterminante, car elle détache l’aide juridictionnelle de la seule considération de la dignité humaine, qui ne concernerait que les personnes physiques, pour en faire une garantie procédurale nécessaire à l’effectivité des droits garantis par l’Union. La Cour souligne que l’aide juridictionnelle est accordée « dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice ». L’octroi de cette aide n’est donc pas un droit absolu, mais un instrument au service d’un droit fondamental, dont la nécessité doit être appréciée concrètement.

B. Le rejet d’une conception restrictive de l’aide juridictionnelle

En affirmant que les personnes morales peuvent prétendre au bénéfice de l’aide juridictionnelle sur le fondement de l’article 47 de la Charte, la Cour de justice censure implicitement mais nécessairement la logique de la législation nationale en cause. Le droit allemand subordonnait l’octroi de l’aide à une personne morale à la condition qu’il soit « contraire à des intérêts généraux de renoncer à l’action ». Or, la Cour déplace le centre de gravité de l’analyse : l’enjeu n’est plus l’intérêt de la collectivité, mais la protection des droits que le justiciable, fût-il une personne morale, tire de l’ordre juridique de l’Union. Le refus de l’aide juridictionnelle ne doit pas rendre « pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union ».

Par cette approche, la Cour réaffirme la primauté du principe d’effectivité. Une règle de procédure nationale, même si elle poursuit un objectif légitime tel que la maîtrise des finances publiques ou la responsabilisation des acteurs économiques, ne saurait vider de sa substance un droit subjectif d’origine européenne. La Cour établit ainsi un lien indissociable entre le droit substantiel, en l’espèce le droit à réparation pour violation du droit de l’Union, et les garanties procédurales qui en assurent la sanction effective.

II. La définition d’un cadre d’appréciation pour le juge national

Après avoir posé le principe de l’éligibilité des personnes morales à l’aide juridictionnelle, la Cour de justice se garde de dicter une solution uniforme. Elle renvoie l’appréciation au juge national, tout en lui fournissant une méthode de contrôle rigoureuse, articulée autour de l’examen de proportionnalité (A) et de la prise en compte des spécificités des personnes morales (B).

A. Les critères de l’examen de proportionnalité

La Cour de justice transpose au domaine de l’aide juridictionnelle la méthodologie classique du contrôle de proportionnalité. Il appartient au juge national de vérifier si les conditions d’octroi de l’aide « constituent une limitation du droit d’accès aux tribunaux qui porte atteinte à ce droit dans sa substance même, si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Pour guider ce contrôle, la Cour énumère une série de critères concrets et pragmatiques. Le juge peut ainsi tenir compte de « l’objet du litige, les chances raisonnables de succès du demandeur, la gravité de l’enjeu pour celui-ci, la complexité du droit et de la procédure applicables ainsi que la capacité de ce demandeur à défendre effectivement sa cause ».

Cette grille d’analyse permet une évaluation au cas par cas, évitant tout automatisme. Le juge national doit mettre en balance les impératifs de bonne administration de la justice et les contraintes budgétaires de l’État avec le droit fondamental du justiciable à voir sa cause entendue. La mention du « caractère insurmontable ou non de l’obstacle » que constituent les frais de procédure est particulièrement éclairante : elle invite le juge à une appréciation factuelle de la situation financière de la personne morale pour déterminer si le refus de l’aide équivaut à une dénégation de justice.

B. La prise en compte de la situation spécifique des personnes morales

Reconnaissant que les personnes morales ne se trouvent pas dans une situation identique à celle des personnes physiques, la Cour précise les éléments pertinents pour apprécier leur situation. Le juge national est invité à examiner « la forme et le but lucratif ou non de la personne morale en cause ainsi que la capacité financière de ses associés ou actionnaires et la possibilité, pour ceux-ci, de se procurer les sommes nécessaires à l’introduction de l’action en justice ». Cette approche nuancée permet de distinguer les situations et de prévenir les abus. L’aide juridictionnelle n’a pas vocation à se substituer aux obligations des associés ou actionnaires de financer une société qu’ils ont créée, surtout si celle-ci a une finalité lucrative.

Néanmoins, la Cour prend soin de ne pas fermer la porte aux sociétés commerciales. En tenant compte de la capacité financière réelle des associés, elle permet au juge de constater que, dans certaines situations, notamment pour de petites structures ou des sociétés dont les associés sont eux-mêmes démunis, l’impossibilité de financer l’action est bien réelle et non une simple stratégie. La solution ménage ainsi un équilibre entre la responsabilité inhérente à la création d’une personne morale et l’impératif de protection juridictionnelle effective des droits garantis par l’Union.

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