Cour de justice de l’Union européenne, le 22 décembre 2010, n°C-517/09

Par une décision rendue en formation de sixième chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se déclare incompétente pour répondre à une question préjudicielle qui lui était soumise par une autorité administrative belge. En l’espèce, à la suite de la plainte d’une téléspectatrice concernant le dépassement du temps d’antenne quotidien alloué au télé-achat par un service de radiodiffusion, l’organe d’instruction d’une autorité de régulation de l’audiovisuel avait ouvert une enquête. La société de radiodiffusion mise en cause a contesté la compétence de cette autorité, arguant que le service était en réalité opéré depuis un autre État membre par sa société mère. Saisi du dossier, l’organe de décision et de sanction de cette même autorité de régulation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle relative à l’interprétation de la notion de « contrôle effectif » d’un service de média audiovisuel.

La procédure devant la Cour de justice a toutefois soulevé une question liminaire, à savoir si l’organisme de renvoi pouvait être qualifié de « juridiction » au sens de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, seul habilité à mettre en œuvre le mécanisme du renvoi préjudiciel. La question de droit qui se posait ainsi à la Cour était de savoir si une autorité administrative, bien qu’indépendante et chargée de la régulation d’un secteur, remplit les conditions pour être considérée comme une juridiction lorsqu’il existe des liens structurels et fonctionnels entre ses missions d’instruction et ses fonctions de jugement. À cette question, la Cour répond par la négative. Elle juge que l’organisme en cause ne présente pas les garanties d’indépendance et d’impartialité requises, dès lors qu’il ne constitue pas un tiers par rapport aux intérêts en présence et ne se distingue pas de l’autorité administrative de contrôle.

Il convient dès lors d’analyser la solution retenue par la Cour, en examinant d’abord l’application stricte qu’elle fait du critère d’indépendance pour qualifier un organe de juridiction (I), avant de s’interroger sur la portée de cette décision pour les autorités de régulation dotées d’un pouvoir de sanction (II).

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I. L’application rigoureuse du critère d’indépendance des juridictions nationales

La Cour de justice, pour déterminer sa propre compétence, examine avec rigueur si l’organe de renvoi satisfait aux critères jurisprudentiels définissant la notion de juridiction. Après avoir rappelé les deux aspects de l’exigence d’indépendance (A), elle constate en l’espèce l’existence d’un lien fonctionnel qui fait obstacle à une telle qualification (B).

A. Le rappel des composantes du critère d’indépendance

La Cour rappelle de manière pédagogique que le critère d’indépendance, inhérent à la mission de juger, doit s’entendre de manière double. Cette notion comporte un premier aspect, externe, qui « suppose que l’instance soit protégée d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de mettre en péril l’indépendance de jugement de ses membres quant aux litiges qui leur sont soumis ». L’indépendance externe garantit ainsi l’autonomie de l’organe de jugement vis-à-vis notamment du pouvoir exécutif et des autres acteurs économiques ou politiques.

Le second aspect, interne, « rejoint la notion d’impartialité et vise l’égale distance par rapport aux parties au litige et à leurs intérêts respectifs au regard de l’objet de celui-ci ». Cette dimension de l’indépendance exige que l’organe qui tranche le litige ait la qualité de tiers. Il ne doit être lié à aucune des parties, ni avoir un intérêt propre à la solution du différend. C’est sur le fondement de ce second aspect que la Cour va fonder son analyse pour refuser en l’espèce la qualification de juridiction.

B. Le constat d’un lien fonctionnel privant l’organe de sa qualité de tiers impartial

La Cour observe que l’organisation structurelle de l’autorité de régulation ne permet pas de considérer que son collège décisionnel intervient comme un tiers impartial. Elle relève en effet des liens étroits entre les différents organes de cette autorité. D’une part, quatre des dix membres du collège d’autorisation et de contrôle sont également les seuls membres du bureau, l’organe exécutif de l’autorité. D’autre part, le secrétariat d’instruction, qui mène les enquêtes et engage les poursuites, est placé sous l’autorité de ce même bureau.

Il en résulte un lien fonctionnel direct entre l’organe de poursuite et l’organe de jugement, par l’intermédiaire du bureau qui chapeaute le premier et compose en partie le second. Dans ces conditions, la Cour considère que « lorsqu’il adopte une décision, le Collège d’autorisation et de contrôle du Conseil supérieur de l’audiovisuel ne se distingue pas de l’organe administratif de contrôle, lequel peut s’apparenter à une partie dans le cadre d’une procédure en matière d’audiovisuel ». N’étant pas un tiers impartial vis-à-vis du contrevenant présumé, le collège ne peut être qualifié de juridiction au sens du droit de l’Union.

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Cette application rigoureuse de la notion de juridiction n’est pas sans conséquence et révèle une conception stricte de l’office du juge européen dans le cadre du dialogue des juges. Elle emporte des conséquences notables pour les autorités administratives indépendantes.

II. La portée de l’incompétence retenue par la Cour de justice

En déclarant sa propre incompétence, la Cour ne livre pas une solution isolée mais confirme une jurisprudence constante (A), dont les implications pratiques pour les autorités administratives indépendantes dotées de pouvoirs de sanction sont significatives (B).

A. La confirmation d’une conception stricte de la notion de juridiction en droit de l’Union

Cette décision s’inscrit dans le sillage d’une jurisprudence bien établie qui conçoit le renvoi préjudiciel comme un dialogue de juge à juge. La Cour se montre ainsi gardienne d’une conception exigeante de la notion de juridiction, refusant d’étendre le bénéfice de ce mécanisme à des organismes qui, bien que participant à la résolution de différends, ne présentent pas toutes les garanties d’une instance juridictionnelle, au premier rang desquelles figure l’indépendance.

La valeur de cette solution réside dans la préservation de l’intégrité du système juridictionnel de l’Union. En réservant l’accès au renvoi préjudiciel aux seules instances qui satisfont pleinement aux critères d’indépendance et d’impartialité, la Cour garantit la nature véritablement judiciaire du dialogue qu’elle entretient avec les juridictions nationales. Elle évite ainsi que le mécanisme de l’article 267 du Traité ne soit utilisé par des organes qui agissent comme une partie au litige plutôt que comme un arbitre impartial.

B. Les conséquences pour les autorités administratives indépendantes dotées de pouvoirs de sanction

La portée de cet arrêt est importante pour les nombreuses autorités administratives indépendantes qui, dans divers secteurs régulés, disposent de pouvoirs d’enquête et de sanction. La solution retenue par la Cour les contraint à s’assurer de l’existence d’une séparation organique et fonctionnelle stricte entre leurs services d’instruction et leurs formations de jugement si elles souhaitent pouvoir accéder au dialogue préjudiciel avec la Cour de justice.

Faute d’une telle séparation, ces autorités ne pourront pas saisir elles-mêmes la Cour d’une question préjudicielle lorsqu’elles sont confrontées à une difficulté d’interprétation du droit de l’Union. La résolution des questions de droit européen devra alors intervenir à un stade ultérieur de la procédure, lors du recours exercé par la personne sanctionnée devant une juridiction nationale qui, elle, remplit les conditions pour opérer un renvoi préjudiciel. Cette solution a pour effet de retarder la résolution de la question de droit de l’Union et de complexifier la procédure pour l’ensemble des parties.

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