Un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 22 février 2024 vient préciser l’étendue des obligations des États membres en matière de délivrance de documents d’identité à leurs propres ressortissants. En l’espèce, un citoyen roumain, exerçant sa profession d’avocat en France et en Roumanie, avait établi son domicile principal en France. Les autorités roumaines, tout en lui délivrant un passeport mentionnant son domicile français, lui ont refusé la délivrance d’une carte d’identité au motif que la législation nationale réservait ce document aux seuls nationaux domiciliés sur le territoire roumain. Le requérant ne pouvait obtenir qu’une carte d’identité provisoire, non valable pour voyager. Saisi d’un recours contre une décision de la cour d’appel de Bucarest ayant validé ce refus administratif, la Haute Cour de cassation et de justice de Roumanie a décidé de surseoir à statuer. Elle a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle réglementation nationale avec le droit de l’Union, notamment au regard du droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. Il s’agissait donc de déterminer si le fait pour un État membre de subordonner la délivrance d’une carte d’identité, valant titre de voyage, à une condition de domicile sur son territoire, constituait une restriction injustifiée à la liberté de circulation pour ses ressortissants ayant fait usage de cette liberté. La Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle législation nationale est contraire à l’article 21 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et à l’article 45 de la Charte des droits fondamentaux.
La solution de la Cour, en ce qu’elle réaffirme la primauté de la liberté de circulation sur les prérogatives nationales en matière de documents d’identité (I), conduit à un contrôle strict des justifications avancées par les États membres pour restreindre cette liberté (II).
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I. La réaffirmation de la liberté de circulation face aux prérogatives nationales
La Cour de justice établit clairement qu’une différence de traitement fondée sur le lieu de domicile constitue une entrave à la liberté de circulation (A), en adoptant une conception large des obstacles susceptibles de dissuader les citoyens d’exercer leurs droits (B).
A. La qualification de la différence de traitement en restriction à la libre circulation
L’analyse de la Cour part d’un constat factuel : la législation roumaine instaure une différence de traitement. Les ressortissants domiciliés en Roumanie peuvent obtenir à la fois un passeport et une carte d’identité valant document de voyage, tandis que ceux domiciliés dans un autre État membre ne peuvent se voir délivrer qu’un passeport à cette fin. La Cour estime qu’une telle distinction désavantage certains nationaux au seul motif qu’ils ont exercé leur liberté de circulation. Elle juge en effet qu’« une réglementation nationale qui désavantage certains ressortissants nationaux en raison du seul fait qu’ils ont exercé leur liberté de circuler et de séjourner dans un autre État membre constitue une restriction aux libertés reconnues par l’article 21, paragraphe 1, TFUE ». Si l’article 4, paragraphe 3, de la directive 2004/38/CE laisse aux États membres le choix de délivrer à leurs citoyens « une carte d’identité ou un passeport », cette faculté ne peut être exercée de manière discriminatoire. Le choix offert par la directive ne saurait justifier qu’un État membre traite moins favorablement ceux de ses ressortissants ayant fait usage de leur citoyenneté européenne.
B. L’interprétation extensive des entraves à l’exercice de la citoyenneté de l’Union
La Cour ne se limite pas à constater la restriction, elle en souligne les effets concrets et potentiels. Le fait de ne disposer que d’un seul document de voyage expose le citoyen à des difficultés pratiques. La Cour retient l’exemple, soulevé en l’espèce, où le ressortissant s’est retrouvé dans l’incapacité de voyager durant plusieurs jours, son passeport étant retenu par une ambassade pour une demande de visa. Dans une telle situation, un citoyen domicilié en Roumanie aurait pu utiliser sa carte d’identité. La nécessité de solliciter un passeport temporaire, avec les délais et les formalités que cela implique, constitue une charge administrative supplémentaire qui pèse uniquement sur les non-résidents. La Cour considère que de tels obstacles sont de nature à « dissuader » les nationaux d’exercer leur droit à la libre circulation. Cette approche protectrice garantit que les facilités offertes par les traités produisent leur plein effet, en sanctionnant non seulement les interdictions directes mais aussi les contraintes indirectes qui pénalisent l’exercice d’une liberté fondamentale.
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II. Le contrôle strict des justifications étatiques et la portée de la solution
Après avoir caractérisé la restriction, la Cour examine les arguments avancés par l’État membre pour la justifier, mais les rejette en raison de leur nature purement administrative (A), conférant ainsi à sa décision une portée significative quant à l’exercice des compétences nationales (B).
A. Le rejet des considérations administratives comme justification objective
Le gouvernement roumain tentait de justifier cette différence de traitement par plusieurs arguments d’ordre administratif. Il soutenait que la carte d’identité servait principalement à prouver le domicile en Roumanie et que ses autorités n’avaient ni la compétence ni les moyens de vérifier une adresse à l’étranger. La Cour balaye ces justifications en rappelant sa jurisprudence constante selon laquelle « des considérations d’ordre administratif ne sauraient justifier une dérogation, par un État membre, aux règles du droit de l’Union ». L’efficacité des contrôles administratifs ou la simplification de la gestion des registres ne constituent pas un objectif d’intérêt général suffisant pour justifier une entrave à une liberté aussi fondamentale que la libre circulation des personnes. En refusant de reconnaître la validité de ces arguments, la Cour rappelle que l’organisation administrative interne d’un État membre doit s’adapter aux exigences du droit de l’Union, et non l’inverse. L’absence de justification objective et proportionnée rend donc la restriction illicite.
B. La portée de la décision sur les compétences nationales en matière d’identité
Cette décision ne contraint pas les États membres à délivrer systématiquement deux documents de voyage à tous leurs citoyens. Elle leur impose cependant de ne pas créer de discrimination fondée sur le lieu de résidence entre leurs nationaux lorsque leur système juridique prévoit la délivrance d’une carte d’identité et d’un passeport. En l’état actuel du droit, la délivrance des pièces d’identité relève de la compétence des États membres. Toutefois, la Cour réaffirme que cette compétence doit être exercée « dans le respect du droit de l’Union ». L’arrêt a donc pour portée de limiter la marge de manœuvre des États membres dans la définition des conditions d’obtention des documents d’identité. Un État membre ne peut plus légalement refuser une carte d’identité à l’un de ses ressortissants pour le seul motif que celui-ci, en exerçant son droit de citoyen de l’Union, a établi son domicile dans un autre État membre. Cette solution contraint les États dotés d’une législation similaire à revoir leurs pratiques pour garantir une égalité de traitement entre tous leurs nationaux, qu’ils résident ou non sur leur territoire.