Un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 22 février 2024 vient illustrer les exigences de recevabilité d’une demande de décision préjudicielle. En l’espèce, une législation italienne avait imposé une réforme des banques de crédit coopératif, les contraignant en principe à adhérer à un groupe bancaire. La loi prévoyait toutefois une alternative pour les banques dont le patrimoine net dépassait un certain seuil, leur permettant de conserver leur indépendance en apportant leur activité bancaire à une société par actions. L’exercice de cette faculté était subordonné au versement d’une somme correspondant à vingt pour cent de leur patrimoine net. Une banque de crédit coopératif, après s’être acquittée de ce versement, en a sollicité le remboursement auprès de l’administration fiscale, estimant cette obligation contraire au droit de l’Union.
Suite au rejet de sa demande, la société a engagé une procédure contentieuse. Après l’épuisement des voies de recours internes, qui ont toutes confirmé la légalité du versement, l’affaire a été portée devant la Corte suprema di cassazione. Celle-ci, nourrissant des doutes quant à la compatibilité de la mesure fiscale avec plusieurs dispositions du droit de l’Union, a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice. La question de droit posée était de savoir si la législation nationale, en subordonnant cette opération de restructuration à un tel paiement, créait une restriction contraire aux libertés de circulation et aux règles de concurrence. La Cour de justice de l’Union européenne a cependant déclaré la demande de décision préjudicielle irrecevable. Elle a estimé que la juridiction de renvoi n’avait pas fourni les éléments nécessaires pour permettre à la Cour d’apprécier la pertinence et l’applicabilité des dispositions du droit de l’Union invoquées.
L’irrecevabilité de la demande de la juridiction de renvoi a été prononcée en raison du non-respect des strictes exigences procédurales encadrant le mécanisme préjudiciel (I). Cette solution, qui rappelle le devoir de motivation des juridictions nationales, a été appliquée tant au regard du droit primaire que du droit dérivé, dont l’applicabilité au litige n’était pas suffisamment démontrée (II).
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I. L’irrecevabilité prononcée au regard des dispositions du droit primaire
La Cour de justice a jugé la demande irrecevable en ce qu’elle portait sur l’interprétation de plusieurs articles du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Elle a d’abord constaté que la juridiction de renvoi n’avait pas suffisamment justifié le lien entre certaines dispositions et l’objet du litige (A), avant de relever l’absence d’un élément de rattachement nécessaire à l’application de la libre circulation des capitaux (B).
A. Le défaut de motivation quant à la pertinence des règles de concurrence
La juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur la compatibilité de la mesure fiscale italienne avec les articles 101, 102, 120 et 173 du Traité. Ces dispositions concernent respectivement les ententes, les abus de position dominante, la coordination des politiques économiques et la politique industrielle. La Cour de justice a cependant refusé de répondre sur ce point, en se fondant sur les exigences de l’article 94 de son règlement de procédure. Elle a rappelé que la juridiction nationale « est tenue d’expliciter, dans la décision de renvoi elle-même, le cadre factuel et réglementaire du litige au principal et de fournir les explications nécessaires sur les raisons du choix des dispositions du droit de l’Union dont elle demande l’interprétation ».
En l’espèce, la Cour a constaté que la juridiction de renvoi n’avait fourni aucune explication sur le lien qu’elle établissait entre ces dispositions et la législation nationale en cause. Le simple fait de citer des articles du traité, sans démontrer en quoi leur interprétation serait nécessaire à la solution du litige, ne suffit pas à fonder la compétence de la Cour. Ce faisant, elle réaffirme sa position constante selon laquelle le dialogue des juges suppose une collaboration effective, où la juridiction nationale doit présenter de manière claire les raisons de ses doutes. L’absence totale de motivation sur ce point a donc logiquement conduit à une irrecevabilité partielle de la question.
B. L’absence d’un élément de rattachement pour la libre circulation des capitaux
La demande de décision préjudicielle visait également l’article 63 du Traité, qui garantit la libre circulation des capitaux. Sur ce point, la Cour a relevé que « tous les éléments du litige au principal, opposant une société établie en Italie à l’administration fiscale italienne, se cantonnent à l’intérieur de cet État membre ». Or, selon une jurisprudence bien établie, les dispositions du traité relatives aux libertés de circulation ne s’appliquent pas à une situation purement interne. Pour qu’une interprétation soit nécessaire, la juridiction nationale doit démontrer l’existence d’un élément de rattachement avec le droit de l’Union.
La Cour précise la nature des preuves requises, en exigeant « des éléments concrets, à savoir des indices non pas hypothétiques, mais certains ». L’argument selon lequel la mesure fiscale pénalisait les banques les plus solides, susceptibles d’attirer des investisseurs d’autres États membres, a été jugé insuffisant. La juridiction de renvoi n’a fourni aucun élément concret confirmant un intérêt réel de la part de ressortissants d’autres États membres. Le simple potentiel d’attractivité ne constitue pas le lien de rattachement suffisant pour déclencher l’application des libertés fondamentales, ce qui justifie l’irrecevabilité de la question relative à l’article 63 du Traité.
II. L’irrecevabilité étendue en raison des incertitudes sur le droit dérivé applicable
Au-delà du droit primaire, la Cour a également déclaré la demande irrecevable pour ce qui concernait la directive 2008/7/CE concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux. Cette irrecevabilité découle d’incertitudes touchant tant au champ d’application personnel de la directive (A) qu’à son champ d’application matériel (B), la juridiction de renvoi n’ayant pas fourni les éclaircissements nécessaires.
A. L’incertitude quant à la qualification de « société de capitaux »
La directive 2008/7/CE vise à harmoniser les impôts indirects sur les apports en capital et les opérations de restructuration affectant les « sociétés de capitaux ». La Cour a souligné que l’applicabilité de cette directive au litige principal dépendait de la qualification de la banque de crédit coopératif apporteuse. Or, la juridiction de renvoi « n’a pas abordé la question de savoir si les banques de crédit coopératif […] relèvent de la notion de “société de capitaux”, au sens de la directive 2008/7, telle que définie à l’article 2 de celle-ci ».
Cette omission est déterminante. Sans cette information, la Cour ne peut vérifier si le litige entre bien dans le champ d’application *ratione personae* de la directive. Il incombait à la juridiction nationale de fournir les éléments de droit et de fait pertinents sur le statut de la société requérante au principal avant sa restructuration. L’absence de ces précisions a empêché la Cour d’apprécier si la protection offerte par la directive pouvait être invoquée, créant une incertitude fondamentale qui a contribué à la décision d’irrecevabilité.
B. L’ambiguïté sur la nature de l’imposition et ses éventuelles exceptions
Enfin, la Cour a noté que la demande de renvoi manquait de précisions sur la qualification même du versement de 20 % en tant qu’« impôt indirect », au sens de la directive. Bien que certains indices puissent le suggérer, la juridiction de renvoi n’a pas mené cette analyse. Plus encore, elle n’a fourni aucun élément « sur le point de savoir si les exceptions à l’article 5 de cette directive, résultant de l’article 6 de celle-ci, sont susceptibles de s’appliquer en l’occurrence ». L’article 6 autorise en effet les États membres à percevoir certains droits et taxes, même sur des opérations de restructuration en principe exonérées.
Cette double lacune, portant sur la qualification de l’imposition et sur l’analyse des dérogations possibles, a rendu impossible pour la Cour de fournir une réponse utile. En ne présentant pas une analyse, même sommaire, de ces aspects techniques, la juridiction de renvoi a privé la Cour des éléments indispensables pour se prononcer. L’irrecevabilité apparaît alors comme la sanction d’une préparation insuffisante du renvoi préjudiciel, rappelant aux juridictions nationales l’étendue de leur obligation de motiver les questions qu’elles posent.