La Cour de justice de l’Union européenne a rendu, le 22 février 2024, une décision majeure relative à l’interprétation de l’article 7, point 2, du règlement 1215/2012. Le litige opposait un acquéreur domicilié en Autriche à des sociétés de construction italiennes pour l’installation d’un dispositif d’invalidation réduisant l’efficacité des systèmes antipollution d’un moteur. Le véhicule a été acheté auprès d’un vendeur en Allemagne, mais la remise matérielle s’est opérée dans un entrepôt de livraison situé sur le territoire autrichien.
Le requérant a saisi le Landesgericht Salzburg d’une action en réparation pour obtenir l’indemnisation d’un préjudice correspondant à la différence entre le prix payé et la valeur réelle. Les sociétés défenderesses ont soulevé une exception d’incompétence en soutenant que le lieu du fait dommageable se situerait en Allemagne, pays de conclusion du contrat de vente initial. L’Oberlandesgericht Linz a d’abord infirmé la compétence autrichienne en considérant que le lieu de signature constituait l’élément de rattachement déterminant pour les obligations réciproques des parties.
L’Oberster Gerichtshof (Autriche), par une décision du 15 décembre 2022, a alors adressé une question préjudicielle afin de savoir si le dommage se matérialise au lieu du contrat. Le problème juridique consistait à déterminer si le lieu de matérialisation du préjudice matériel pour un produit vicié correspond au lieu de la vente, de la remise ou de l’utilisation. La juridiction européenne a conclu que ce lieu se situe dans l’État membre où le véhicule a été remis à son acquéreur final. Cette interprétation permet de préciser les modalités de détermination du lieu de matérialisation du dommage initial tout en garantissant une cohérence avec la jurisprudence européenne antérieure.
**I. La détermination du lieu de matérialisation du dommage**
*A. L’exclusion de critères juridiques ou économiques abstraits*
La Cour écarte le lieu de conclusion du contrat de vente car celui-ci ne revêt pas un caractère indispensable pour caractériser la responsabilité délictuelle des constructeurs automobiles. Le juge précise que « l’exigence d’une bonne administration de la justice […] n’impose pas […] l’attribution de compétence internationale en faveur de la juridiction du lieu de la conclusion du contrat ». Elle rejette également le lieu où naît l’obligation de paiement puisque le préjudice allégué constitue un dommage matériel intrinsèque et non une perte financière purement patrimoniale.
*B. La consécration de la remise matérielle du bien*
Le juge européen fonde sa solution sur la manifestation concrète du vice caché qui déploie ses effets dommageables lors de la prise de possession du bien corporel. La Cour retient que « le lieu de la matérialisation du dommage […] est celui où le vice affectant ledit véhicule […] se manifeste et déploie ses effets dommageables ». Ce critère privilégie la réalité physique de la livraison sur les formalités juridiques entourant la vente pour localiser précisément la survenance du préjudice subi par l’acheteur final. L’adoption de ce critère de la remise matérielle permet de sécuriser les relations transfrontalières en renforçant la portée fonctionnelle de la règle de compétence spéciale.
**II. La portée fonctionnelle du lieu de remise dans l’ordre juridique**
*A. Un critère conforme aux objectifs de prévisibilité*
Le lieu de remise garantit la prévisibilité car un constructeur peut raisonnablement s’attendre à être attrait devant les juridictions des États membres où ses produits sont effectivement commercialisés. Le juge affirme ainsi qu’un fabricant « doit s’attendre de la même manière à être attrait devant les juridictions des États membres où les véhicules commercialisés ont été remis ». Cette solution protège les intérêts des parties en rattachant le litige à un for prévisible tout en favorisant la proximité nécessaire à la bonne administration de la justice.
*B. L’éviction du lieu d’utilisation pour la sécurité juridique*
La Cour refuse de retenir le lieu d’utilisation du véhicule car ce critère ne satisfait pas aux exigences impératives de prévisibilité des règles de compétence judiciaire internationale. Elle considère que le dommage se manifeste dès l’acquisition du bien et que « le lieu de l’utilisation du véhicule affecté d’un vice ne saurait être pertinent ». Une solution contraire permettrait une multiplication imprévisible des fors compétents au gré des déplacements de l’acquéreur, ce qui nuirait gravement à la sécurité des opérateurs économiques. Le lieu de la matérialisation du dommage demeure donc fixé au stade de la remise effective du véhicule, stabilisant ainsi la compétence juridictionnelle lors de l’acquisition finale.