Cour de justice de l’Union européenne, le 22 janvier 2015, n°C-282/13

Par un arrêt rendu en chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’interprétation de la notion de « personne affectée » dans le contexte du droit des communications électroniques. En l’espèce, une opération de concentration entre deux entreprises du secteur des télécommunications avait été notifiée à la Commission européenne. Parallèlement, les parties à l’opération ont saisi l’autorité réglementaire nationale (ARN) d’une demande d’autorisation de la modification de leur structure d’actionnariat et de la cession de certains droits d’utilisation de radiofréquences à une autre entreprise, cession imposée comme condition pour atténuer les effets anticoncurrentiels de la fusion. Une entreprise concurrente, également titulaire de droits d’utilisation de fréquences, a demandé à se voir reconnaître la qualité de partie à cette procédure nationale, ce que l’ARN lui a refusé. Saisie d’un recours contre cette décision de refus, la juridiction administrative nationale a interrogé la Cour de justice sur le point de savoir si un concurrent doit être considéré comme une partie « affectée » au sens de l’article 4, paragraphe 1, de la directive-cadre, dans une procédure nationale autorisant une cession de droits d’utilisation de radiofréquences. La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant qu’une entreprise peut être qualifiée de personne affectée dès lors qu’elle est concurrente des parties à la procédure et que la décision de l’ARN est susceptible d’avoir une incidence sur sa position sur le marché. La Cour adopte ainsi une interprétation fonctionnelle de la notion de personne affectée, fondée sur la finalité de protection de la concurrence (I), ce qui a pour conséquence d’étendre les garanties procédurales offertes aux opérateurs du marché (II).

I. Une interprétation fonctionnelle de la notion de personne affectée

La solution retenue par la Cour de justice repose sur une lecture extensive du droit au recours, guidée par les objectifs des directives sur les communications électroniques (A), qu’elle applique ensuite de manière pragmatique aux spécificités de la cession de radiofréquences (B).

A. Une conception extensive du droit à un recours effectif

Pour définir la notion d’« entreprise […] affectée », la Cour ne s’en tient pas à une approche littérale mais la replace dans le contexte du principe de protection juridictionnelle effective. Elle rappelle que cet impératif « doit s’appliquer également aux utilisateurs et aux entreprises qui peuvent tirer des droits de l’ordre juridique de l’Union, notamment des directives sur les communications électroniques, et qui sont atteints dans ces droits par une décision d’une ARN ». Cette approche téléologique permet de dépasser le cercle restreint des seuls destinataires d’une décision pour inclure toute entité dont les droits dérivés du droit de l’Union sont potentiellement atteints. La Cour confirme ainsi une jurisprudence antérieure en précisant que refuser le droit de recours à des tiers concurrents serait difficilement compatible avec l’objectif général de promotion de la concurrence assigné aux autorités réglementaires nationales. Le critère n’est donc pas la titularité d’un droit subjectif directement visé par la décision, mais l’impact potentiel de celle-ci sur la situation juridique et économique d’un opérateur, appréciée au regard des objectifs de la réglementation sectorielle.

B. L’application au contexte concurrentiel de la cession de radiofréquences

La Cour applique ce raisonnement au cas spécifique de la cession de droits d’utilisation de radiofréquences. Elle souligne que les procédures relatives à ces droits, qu’il s’agisse de leur attribution initiale ou de leur cession ultérieure, sont encadrées par des principes stricts visant à garantir une concurrence non faussée. L’article 5, paragraphe 6, de la directive « autorisation » impose en effet aux ARN de veiller « à ce que la concurrence ne soit pas faussée du fait d’une cession ou de l’accumulation de droits d’utilisation de radiofréquences ». Dès lors, une décision autorisant une telle cession, surtout lorsqu’elle découle d’une opération de concentration, est par nature une mesure de régulation concurrentielle. Dans ces conditions, un concurrent est nécessairement concerné, car la redistribution des radiofréquences modifie la structure du marché et les rapports de force entre les opérateurs. La Cour conclut logiquement qu’une décision qui « modifie les quotes-parts respectives de la dotation en radiofréquences de ces entreprises […] a, par conséquent, une incidence sur la position » de l’entreprise concurrente sur le marché, la qualifiant de ce fait de personne « affectée ».

En rattachant la qualité de personne affectée à l’incidence de la décision sur la situation concurrentielle, la Cour renforce de manière significative les garanties procédurales des acteurs du marché.

II. Le renforcement des garanties procédurales des opérateurs de marché

Cette solution consacre le rôle du concurrent comme gardien de l’équilibre du marché (A) et étend par conséquent la portée du contrôle juridictionnel sur les décisions des autorités de régulation dans le cadre d’opérations de concentration (B).

A. La consécration du concurrent en tant que gardien de l’équilibre concurrentiel

En reconnaissant à une entreprise concurrente la qualité de partie à la procédure, la Cour lui confère un rôle actif dans la surveillance du marché. L’entreprise n’est plus seulement un sujet passif subissant les conséquences des décisions de l’ARN, mais devient un acteur légitime pouvant faire valoir ses arguments en amont et contester une décision qui lui semblerait porter atteinte à une concurrence saine et effective. Cette solution présente une double vertu : elle offre une protection plus robuste aux opérateurs économiques dont la position pourrait être fragilisée par une redistribution des actifs stratégiques que sont les fréquences, et elle permet également d’éclairer la décision de l’autorité réglementaire en lui fournissant des éléments d’analyse contradictoires. L’intérêt privé du concurrent à défendre sa position sur le marché converge ainsi avec l’intérêt public de maintien d’une concurrence non faussée, objectif central de la réglementation européenne des communications électroniques.

B. La portée de la solution sur les opérations de concentration et de cession d’actifs

La portée de cet arrêt dépasse le seul secteur des communications électroniques et intéresse potentiellement toutes les opérations de concentration dans les secteurs régulés. En subordonnant la qualité pour agir à la seule démonstration d’une incidence possible sur la position concurrentielle, la Cour ouvre la voie à une contestation plus large des décisions administratives qui accompagnent les fusions et acquisitions. Les entreprises parties à une opération de concentration devront désormais anticiper que les mesures correctives négociées avec les autorités, telles que des cessions d’actifs, pourront être scrutées et potentiellement contestées par leurs concurrents. Si cette évolution peut être perçue comme un facteur de complexité ou de ralentissement des procédures, elle constitue surtout une garantie accrue de transparence et d’équité. Elle assure que la reconfiguration d’un marché stratégique, consécutive à une concentration, fasse l’objet d’un contrôle approfondi associant non seulement les autorités publiques, mais aussi les acteurs qui animent quotidiennement ce marché.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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