L’arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union Européenne, en réponse à plusieurs questions préjudicielles posées par la Cour suprême de Lituanie, vient clarifier les frontières entre les régimes de protection des dépôts et d’indemnisation des investisseurs. En l’espèce, des particuliers avaient souscrit à des actions et des obligations qui devaient être émises par un établissement de crédit. À cette fin, des fonds avaient été transférés de leurs comptes personnels vers des comptes ouverts au nom de cet établissement. Cependant, avant que l’émission des titres ne puisse être réalisée, l’établissement de crédit a été déclaré insolvable et mis en liquidation. Les juridictions nationales, saisies par les particuliers qui cherchaient à obtenir une indemnisation, ont rendu des décisions divergentes, qualifiant les requérants tantôt de déposants, tantôt d’investisseurs, sans parvenir à une solution unifiée. Face à cette incertitude, la juridiction suprême lituanienne a interrogé la Cour sur l’interprétation des directives 94/19/CE, relative aux systèmes de garantie des dépôts, et 97/9/CE, concernant les systèmes d’indemnisation des investisseurs. La question juridique centrale était de déterminer si des fonds versés en vue d’une souscription à des valeurs mobilières non encore émises, et qui se trouvent donc dans une situation intermédiaire au moment de la faillite de l’émetteur, peuvent bénéficier de la protection offerte par l’une ou l’autre de ces directives. La Cour de Justice a répondu que de telles créances relèvent cumulativement des deux régimes de protection. Elle a précisé que, lorsque le droit national n’a pas prévu de règle d’imputation claire entre les deux systèmes, il appartient au créancier de choisir celui au titre duquel il souhaite être indemnisé.
La solution de la Cour repose sur une analyse extensive des champs d’application des deux directives, consacrant une double protection pour les fonds concernés (I). Cette approche pragmatique aboutit à une clarification notable de l’articulation entre les deux régimes, renforçant la protection des particuliers en leur octroyant un droit d’option (II).
I. La double qualification des créances nées de la souscription avortée
La Cour procède à une analyse distincte de chaque directive pour conclure que les fonds litigieux sont éligibles à la fois au système d’indemnisation des investisseurs (A) et au système de garantie des dépôts (B), en raison de la nature hybride de l’opération.
A. L’éligibilité au système d’indemnisation des investisseurs
La Cour examine d’abord si les créances relèvent de la directive 97/9 relative à l’indemnisation des investisseurs. Pour ce faire, elle interprète la notion de « service d’investissement ». Elle juge que le fait, pour un établissement de crédit, de conclure avec ses clients des contrats de souscription pour des valeurs mobilières dont il est lui-même l’émetteur constitue bien un service d’investissement, en l’occurrence une « exécution d’ordres au nom de clients ». La Cour écarte l’argument selon lequel l’établissement n’agirait pas comme un intermédiaire. Elle fonde son raisonnement sur la dichotomie établie par la directive MiFID entre la « négociation pour compte propre » et l’exécution d’ordres « pour le compte de clients ». Dès lors que l’opération est réalisée au bénéfice du client et engage ses capitaux, elle relève de la seconde catégorie, peu important que l’établissement soit aussi l’émetteur.
De plus, la Cour apporte une précision essentielle sur la nature du risque couvert. Elle souligne que le préjudice subi par les particuliers ne résulte pas d’un risque d’investissement classique, comme la perte de valeur des titres après leur émission. En effet, « Mme Anisimovienė et consorts ainsi que M. Raišelis n’ont jamais acquis la propriété des instruments financiers ». Le risque qui s’est réalisé est celui de « l’incapacité d’un établissement de crédit, agissant en tant qu’entreprise d’investissement, de livrer de tels instruments aux clients souhaitant en acquérir la propriété ». Cette défaillance dans la fourniture d’un service d’investissement est précisément ce que la directive 97/9 a pour objet de couvrir. Enfin, la Cour balaie l’objection tirée du fait que les fonds n’étaient pas inscrits sur un compte au nom de l’investisseur, jugeant cette circonstance non décisive au regard de la finalité protectrice du texte.
B. L’éligibilité au système de garantie des dépôts
La Cour se penche ensuite sur l’applicabilité de la directive 94/19 relative à la garantie des dépôts. Les fonds ayant été débités des comptes des particuliers, ils ne pouvaient être qualifiés de « solde créditeur résultant de fonds laissés en compte ». La Cour concentre son analyse sur la seconde branche de la définition du « dépôt » : un « solde créditeur résultant de situations transitoires provenant d’opérations bancaires normales ». Elle adopte une interprétation large de ces deux notions.
Premièrement, elle qualifie la souscription à des valeurs mobilières pour le compte de clients d' »opération bancaire normale ». Elle se réfère à l’annexe de la directive 2006/48 qui liste les activités bénéficiant de la reconnaissance mutuelle, laquelle inclut la participation aux émissions de titres et les services y afférents. Deuxièmement, la Cour considère que les fonds se trouvaient bien dans une « situation transitoire ». En effet, après avoir été débités des comptes des clients, ils étaient « consignés en attendant de devenir la contrepartie de l’acquisition desdites valeurs mobilières une fois celles-ci émises ». Cette phase intermédiaire, entre le paiement par le souscripteur et l’émission effective du titre, correspond exactement à la situation visée par la directive. Par conséquent, les créances détenues par les particuliers à l’encontre de l’établissement de crédit relèvent également du système de garantie des dépôts.
II. La portée de la solution : la clarification des régimes de protection
Au-delà de la double qualification, la Cour tire les conséquences de ce cumul en définissant les modalités d’articulation des systèmes de protection (A) et en consacrant un droit d’option au profit du créancier (B), ce qui renforce considérablement sa sécurité juridique.
A. L’articulation des systèmes de protection en cas de cumul
L’article 2, paragraphe 3, de la directive 97/9 prévoit qu’en cas de cumul, il appartient à l’État membre d’imputer la créance à l’un ou l’autre système, « selon ce qu’il juge le plus approprié ». Or, en l’espèce, le droit national lituanien n’avait pas opéré de choix clair pour ce type de situation. La Cour de Justice énonce qu’elle ne saurait se substituer au législateur national pour effectuer cette imputation. La disposition de la directive ne confère pas au juge le pouvoir de décider du système applicable en lieu et place de l’État membre.
Cette position respecte la marge d’appréciation laissée aux États membres par le législateur de l’Union. La Cour refuse de créer une règle de conflit prétorienne et s’en tient à une interprétation stricte de la répartition des compétences. Cependant, cette retenue ne laisse pas les particuliers sans solution. Au contraire, elle ouvre la voie à une solution pragmatique qui maximise leurs droits, tout en rappelant aux États membres leur obligation de transposer complètement et clairement les directives. Le silence du législateur national ne doit pas avoir pour effet de priver les justiciables d’une protection que le droit de l’Union leur reconnaît.
B. La consécration d’un droit d’option pour le créancier
Face à l’absence de règle d’imputation en droit national, la Cour déduit une conséquence logique et protectrice pour les particuliers. Puisque leurs créances sont éligibles aux deux régimes de protection et que le principe de non-cumul de l’indemnisation doit être respecté, la Cour juge qu' »il revient à ces derniers de choisir d’être indemnisés par l’un ou l’autre des systèmes prévus dans le droit national pour mettre en œuvre ces deux directives ». Cette solution est d’une grande portée pratique. Elle transforme l’incertitude juridique résultant d’une transposition imparfaite en un avantage pour le créancier, qui peut ainsi opter pour le régime qui lui est le plus favorable, par exemple en termes de plafonds ou de délais d’indemnisation.
Cette consécration d’un droit d’option est renforcée par la reconnaissance de l’effet direct des dispositions pertinentes des deux directives. La Cour affirme que les définitions du « dépôt » (directive 94/19) et de l' »investisseur » (directive 97/9) sont suffisamment claires, précises et inconditionnelles pour être invoquées directement par des particuliers devant le juge national. De plus, elles peuvent l’être à l’encontre d’une entité publique chargée des systèmes de garantie, consolidant ainsi la capacité des justiciables à faire valoir leurs droits, même en cas de défaillance du législateur national.