Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur les limites du pouvoir d’amendement du Conseil dans le cadre de la conclusion d’un accord international relevant de la compétence exclusive de l’Union. Cette décision offre une clarification essentielle de l’équilibre institutionnel et de la portée du droit d’initiative de la Commission.
En l’espèce, la Commission européenne avait présenté au Conseil une proposition de décision visant l’adhésion de l’Union européenne, seule, à l’Acte de Genève de l’arrangement de Lisbonne sur les appellations d’origine et les indications géographiques. Cet accord international se rattache à la politique commerciale commune, domaine relevant de la compétence exclusive de l’Union. Le Conseil, statuant à l’unanimité, a modifié cette proposition en adoptant une décision qui, tout en approuvant l’adhésion de l’Union, autorisait également les États membres qui le souhaitaient à ratifier cet acte ou à y adhérer à titre individuel. La Commission, estimant que cette modification dénaturait sa proposition, a formé un recours en annulation partielle contre cette décision.
La procédure met en lumière une divergence fondamentale sur la répartition des pouvoirs entre les institutions. D’un côté, la Commission soutenait que le choix d’une adhésion de l’Union seule relevait de son pouvoir d’initiative et que l’ajout par le Conseil d’une autorisation pour les États membres constituait une altération de la substance de sa proposition. De l’autre, le Conseil justifiait son amendement par des considérations pratiques, notamment la nécessité d’assurer à l’Union des droits de vote au sein des instances de l’accord et de garantir la continuité de la protection pour les appellations déjà enregistrées par certains États membres.
La question de droit soumise à la Cour était donc de savoir si le Conseil, en vertu de son pouvoir d’amendement prévu à l’article 293, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, peut habiliter les États membres à adhérer à un accord international relevant de la compétence exclusive de l’Union, alors même que la proposition initiale de la Commission prévoyait une adhésion de l’Union seule.
La Cour de justice répond par la négative, annulant les dispositions litigieuses de la décision du Conseil. Elle juge qu’un tel amendement excède les limites du pouvoir du Conseil car il dénature l’objet et la finalité de la proposition de la Commission. Selon la Cour, « un amendement du Conseil tendant à habiliter les États membres à exercer une compétence exclusive de l’Union dénaturerait la finalité même d’une proposition de la Commission exprimant le choix que l’Union exerce seule cette compétence ».
La solution retenue par la Cour consacre ainsi une interprétation stricte de la prérogative d’initiative de la Commission dans le cadre de l’exercice des compétences exclusives (I), ce qui conduit à une réaffirmation du principe d’exclusivité et de la solidité de l’équilibre institutionnel (II).
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I. La consécration de la prérogative d’initiative de la Commission dans l’exercice des compétences exclusives
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse rigoureuse du pouvoir d’amendement du Conseil, concluant que celui-ci ne peut aboutir à une altération de la substance de la proposition de la Commission (A). Ce faisant, elle réaffirme le lien indissociable entre le pouvoir d’initiative et la mission de promotion de l’intérêt général de l’Union confiée à la Commission (B).
A. L’altération de la substance de la proposition par le Conseil
La Cour considère que la modification apportée par le Conseil ne constitue pas un simple ajustement technique mais une véritable dénaturation de la proposition initiale. La proposition de la Commission reposait sur un choix politique clair : l’exercice de la compétence exclusive de l’Union par l’Union seule. En y ajoutant une autorisation pour les États membres d’adhérer individuellement, le Conseil a substitué à ce choix une modalité d’exercice différente, celle d’une participation mixte.
La Cour souligne que la décision d’habiliter ou non les États membres à agir dans un champ de compétence exclusive n’est pas neutre. Elle relève qu’« une telle décision exprime un choix politique précis et alternatif entre, d’une part, l’exercice, par l’Union seule, d’une compétence exclusive que les traités lui ont attribuée dans un domaine déterminé et, d’autre part, l’habilitation des États membres par l’Union pour exercer cette compétence ». Par conséquent, en imposant ce second terme de l’alternative, le Conseil a vidé de sa substance le choix initial opéré par la Commission, outrepassant ainsi son pouvoir d’amendement tel qu’encadré par la jurisprudence.
B. Le lien indissociable entre l’initiative et la promotion de l’intérêt général de l’Union
En protégeant la proposition de la Commission contre une telle modification, la Cour rappelle le rôle constitutionnel que l’article 17 du Traité sur l’Union européenne confère à cette institution. En tant que promotrice de l’intérêt général de l’Union, la Commission dispose du monopole de l’initiative pour déterminer les actions les plus appropriées. Ce pouvoir inclut la détermination de l’objet, de la finalité et du contenu des propositions qu’elle présente.
La Cour établit que le choix des modalités d’exercice d’une compétence exclusive fait partie intégrante de cette appréciation de l’intérêt général. Elle précise qu’« un tel choix relève de l’appréciation de l’intérêt général de l’Union par la Commission en vue de définir les initiatives les plus appropriées pour promouvoir celui-ci ». Permettre au Conseil de remettre en cause ce choix fondamental reviendrait à porter atteinte à l’équilibre institutionnel et à priver de son sens la prérogative d’initiative de la Commission dans un domaine où l’Union est censée parler d’une seule voix.
Cette analyse rigoureuse du processus décisionnel renforce la position de la Commission et a des conséquences importantes sur la manière dont les compétences exclusives de l’Union doivent être mises en œuvre sur la scène internationale.
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II. La réaffirmation du principe d’exclusivité et de l’équilibre institutionnel
La décision commentée ne se limite pas à une question de procédure ; elle réaffirme avec force la nature même des compétences exclusives de l’Union en soulignant la portée constitutionnelle de toute habilitation accordée aux États membres (A). De plus, elle établit la primauté des impératifs institutionnels sur les justifications d’ordre pratique avancées par le Conseil (B).
A. La portée constitutionnelle de la décision d’habiliter les États membres
L’arrêt met en exergue les implications profondes d’une autorisation donnée aux États membres d’agir dans un domaine de compétence exclusive. Conformément à l’article 2, paragraphe 1, du TFUE, lorsque les traités attribuent une compétence exclusive à l’Union, seule celle-ci peut légiférer et adopter des actes juridiquement contraignants. L’habilitation des États membres constitue une exception à ce principe fondamental et ne saurait être décidée à la légère.
La Cour constate que, même encadrée, une telle habilitation confère aux États membres un statut d’acteur international autonome aux côtés de l’Union. Elle juge qu’« il n’en demeure pas moins que, par l’utilisation de cette autorisation, lesdits États membres exerceraient, en tant que sujets de droit international indépendants aux cotés de l’Union, une compétence exclusive de celle-ci, empêchant l’Union d’exercer seule cette compétence ». Cette situation fragmente la représentation extérieure de l’Union et contredit l’objectif même d’une compétence exclusive. La décision de créer une telle exception doit donc impérativement émaner de l’institution gardienne des traités.
B. L’ineffectivité des justifications pratiques face aux impératifs institutionnels
Le Conseil avait tenté de justifier sa modification par des arguments pragmatiques, tels que l’obtention de droits de vote pour l’Union ou la protection des droits acquis par certains États membres. La Cour écarte fermement cette argumentation, posant ainsi un principe clair sur la hiérarchie des normes et des intérêts en jeu. Elle affirme que « les difficultés éventuelles que l’Union pourrait rencontrer, sur le plan international, dans l’exercice de ses compétences exclusives ou les conséquences de cet exercice sur les engagements internationaux des États membres ne sauraient, en tant que telles, autoriser le Conseil à modifier une proposition de la Commission au point d’en dénaturer l’objet ou la finalité ».
Cette affirmation confère à la décision une portée de principe. Elle signifie que le respect de l’équilibre institutionnel et des règles de compétence prévaut sur les considérations d’opportunité politique ou pratique. En ce sens, l’arrêt renforce la prévisibilité et la rigueur du droit institutionnel de l’Union. Il rappelle que la structure constitutionnelle de l’Union, fondée sur le principe d’attribution, ne peut être aménagée au gré des circonstances, mais doit suivre les procédures formelles prévues par les traités.