Par un arrêt en date du 22 octobre 2009, la Cour de justice de l’Union européenne a statué sur la marge de manœuvre dont disposent les États membres pour sanctionner le séjour irrégulier de ressortissants de pays tiers. En l’espèce, deux ressortissants d’un pays tiers se trouvaient en situation irrégulière sur le territoire espagnol, n’ayant pas obtenu de prorogation de leur autorisation de séjour. En application de sa législation nationale, qui qualifie le séjour irrégulier d’infraction grave, l’autorité administrative espagnole compétente a prononcé à leur encontre une mesure d’expulsion, assortie d’une interdiction d’entrée dans l’espace Schengen. La loi espagnole prévoyait qu’une telle infraction pouvait être sanctionnée par une amende, mais que celle-ci pouvait être remplacée par une expulsion en fonction de circonstances spécifiques et dans le respect du principe de proportionnalité. Saisis d’un recours par les intéressés, qui contestaient le caractère proportionné de leur expulsion en l’absence de circonstances aggravantes, les juridictions administratives de première instance ont rejeté leurs demandes. La juridiction d’appel, le Tribunal Superior de Justicia de Murcia, a alors saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si le droit de l’Union, et plus particulièrement les dispositions régissant le franchissement des frontières extérieures, s’opposait à une réglementation nationale permettant de sanctionner un séjour irrégulier par une simple amende au lieu d’une mesure d’expulsion systématique. La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si les textes de l’acquis de Schengen imposent aux États membres une obligation inconditionnelle d’expulser un ressortissant de pays tiers en situation irrégulière, ou s’ils conservent une faculté d’appréciation quant à la nature de la sanction à appliquer. La Cour de justice a répondu que les dispositions pertinentes du droit de l’Union ne contraignent pas un État membre à adopter une décision d’expulsion et lui laissent la faculté de prévoir des sanctions alternatives.
La Cour fonde sa solution sur une interprétation des textes qui consacre la nature discrétionnaire de la mesure d’expulsion (I), ce qui réaffirme en conséquence l’autonomie procédurale des États membres dans la gestion des flux migratoires sur leur territoire (II).
I. La consécration d’une faculté d’expulsion fondée sur une interprétation finaliste des textes
Pour établir que l’expulsion constitue une simple faculté et non une obligation, la Cour a d’abord dû résoudre une ambiguïté textuelle issue d’une divergence linguistique (A), avant de confirmer son analyse par une lecture systémique des dispositions de l’acquis de Schengen (B).
A. La résolution d’une divergence linguistique en faveur d’une mesure non impérative
Le cœur du raisonnement de la Cour repose sur l’interprétation de l’article 11, paragraphe 3, du règlement n° 562/2006, dit « code frontières Schengen ». La juridiction de renvoi soulignait que la version espagnole de cette disposition employait une forme impérative, indiquant que les autorités compétentes « expulseront » le ressortissant en situation irrégulière. Or, une lecture comparative a permis de constater que « dans toutes les autres versions linguistiques, l’expulsion apparaît comme une faculté pour lesdites autorités ». Face à cette discordance, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « la nécessité d’une application et, dès lors, d’une interprétation uniformes d’un acte communautaire exclut que celui-ci soit considéré isolément dans une de ses versions ». Elle en déduit que la formulation utilisée dans une seule langue ne peut prévaloir et qu’il convient de rechercher la volonté réelle du législateur. La Cour conclut que la version espagnole est isolée et ne reflète pas l’intention du législateur de l’Union, qui était de conférer une faculté et non d’imposer une obligation d’expulsion.
B. La confirmation de la marge d’appréciation nationale par l’examen de l’acquis de Schengen
L’analyse de la Cour ne se limite pas au seul code frontières Schengen ; elle s’étend à d’autres dispositions pertinentes de l’acquis, notamment l’article 23 de la Convention d’application de l’accord de Schengen (CAAS). Cet article, qui régit la situation de l’étranger ne remplissant plus les conditions de court séjour, privilégie le départ volontaire. Surtout, son paragraphe 3 précise que si un éloignement forcé s’avère nécessaire, il doit s’opérer « dans les conditions prévues par le droit national de cette Partie Contractante ». Cette référence explicite au droit national constitue pour la Cour une preuve supplémentaire que les États membres conservent une compétence pour définir les modalités de l’éloignement. En prévoyant même que l’État peut admettre l’intéressé au séjour si son droit national ne permet pas l’éloignement, la CAAS démontre que l’expulsion n’est pas la seule issue envisagée par le droit de l’Union. Ainsi, la faculté d’expulsion n’est pas une création prétorienne mais bien l’expression d’une architecture juridique qui préserve la compétence des États dans la mise en œuvre des procédures.
Cette interprétation extensive, qui clarifie la lettre des textes, emporte des conséquences significatives sur la portée de l’autonomie des États membres en matière de politique migratoire.
II. La portée de la décision : entre le respect de l’autonomie des États et les exigences de la politique migratoire commune
En validant la possibilité pour un État de prévoir des sanctions alternatives à l’expulsion, la Cour réaffirme le principe de l’autonomie procédurale des États membres (A), tout en posant implicitement la question de la cohérence globale des politiques de retour au sein de l’Union (B).
A. La réaffirmation de l’autonomie procédurale des États membres
La décision reconnaît que, si l’Union fixe un cadre général pour le contrôle des frontières et les conditions de séjour, les États membres restent maîtres des modalités concrètes de sanction du séjour irrégulier. En jugeant qu’une réglementation nationale peut substituer une amende à une expulsion, la Cour valide un système où l’autorité administrative nationale dispose d’un pouvoir d’appréciation, guidé par le principe de proportionnalité. Cette solution est respectueuse de la répartition des compétences, le droit de l’Union n’ayant pas vocation, en l’état des textes alors en vigueur, à imposer une réponse pénale ou administrative uniforme à une situation de séjour irrégulier. Le droit national peut donc légitimement graduer sa réponse en fonction de la gravité des faits, de l’absence de menace à l’ordre public ou d’autres circonstances propres à chaque cas. La Cour ne se prononce pas sur l’opportunité d’une amende, mais confirme simplement que le droit de l’Union n’y fait pas obstacle.
B. Une solution pragmatique posant la question de l’harmonisation des politiques de retour
Si cet arrêt clarifie un point de droit essentiel, il met également en lumière les risques de disparités entre les États membres. En autorisant une alternative à l’expulsion, la Cour entérine une situation où le traitement d’un séjour irrégulier peut varier sensiblement d’un État à l’autre. Une telle divergence pourrait potentiellement créer des incitations pour les ressortissants en situation irrégulière à se diriger vers les États dont la législation est perçue comme moins répressive. La décision, rendue avant la pleine application de la directive « retour » du 16 décembre 2008 qui visait à établir des normes et procédures communes, illustre un état du droit où la cohérence de l’espace de liberté, de sécurité et de justice n’était pas encore pleinement assurée en matière d’éloignement. En laissant aux États le soin de choisir entre une amende et une expulsion, la Cour adopte une posture pragmatique mais souligne aussi la nécessité d’une harmonisation plus poussée pour garantir une application uniforme de la politique migratoire de l’Union.