Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé la portée de la marge d’appréciation reconnue aux États membres dans la gestion de la réserve nationale du régime de paiement unique agricole. En l’espèce, un agriculteur ayant réalisé des investissements sur son exploitation s’est vu refuser l’octroi de droits au paiement issus de cette réserve. L’autorité nationale compétente a justifié sa décision par l’application d’une réglementation nationale prévoyant une déduction forfaitaire de 500 euros sur le montant de référence calculé, ce qui avait pour effet de ramener à zéro les droits dudit agriculteur. Saisie du litige, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour sur la compatibilité d’une telle pratique avec le droit de l’Union. La question posée était double : d’une part, savoir si le droit de l’Union autorise un État membre à fixer un montant de référence nul pour un agriculteur se trouvant dans une situation spéciale, et d’autre part, si un mécanisme de déduction forfaitaire comme celui en cause est conforme aux principes généraux du droit de l’Union. La Cour répond que les États membres disposent bien d’une marge d’appréciation leur permettant de fixer un montant de référence à zéro, à condition que cette décision repose sur des critères objectifs, garantisse l’égalité de traitement et n’entraîne pas de distorsions de concurrence. Elle valide par ailleurs le recours à une déduction forfaitaire, la jugeant compatible avec les principes d’égalité, de proportionnalité et de confiance légitime.
La solution retenue par la Cour consacre ainsi une marge d’appréciation substantielle au profit des États membres dans la mise en œuvre de la politique agricole commune, tout en la soumettant au respect de principes directeurs (I). Cette approche conduit à la validation d’un dispositif national de seuil qui, bien que potentiellement défavorable aux petites exploitations, est jugé justifié par des impératifs de bonne administration (II).
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I. La reconnaissance d’une marge d’appréciation encadrée pour les États membres
La Cour de justice clarifie l’articulation entre l’obligation pour les États membres d’établir des montants de référence et la latitude dont ils disposent pour en déterminer le calcul. Elle affirme l’existence d’une obligation de moyen, dont la mise en œuvre peut aboutir à un résultat nul (A), tout en rappelant que cette liberté d’action reste strictement délimitée par les principes fondamentaux du droit de l’Union (B).
A. L’obligation d’établir un montant de référence nuancée par la faculté d’un calcul nul
Le règlement n° 1782/2003 impose aux États membres d’utiliser la réserve nationale pour « établir […] les montants de référence pour les agriculteurs se trouvant dans une situation spéciale ». La Cour souligne que cette formulation, contrairement à d’autres dispositions du même texte, crée une véritable obligation pour les autorités nationales. Cependant, elle constate que les textes n’imposent aucune méthode de calcul précise et n’interdisent pas explicitement qu’un montant de référence puisse être nul. La Cour en déduit que si le droit à l’établissement d’un montant de référence est garanti, le résultat de ce calcul n’a pas à être nécessairement positif. Elle estime que « ni l’article 42, paragraphe 4, du règlement n o 1782/2003 ni l’article 21, paragraphe 1, du règlement n o 795/2004 n’excluent, a priori, qu’un État membre établisse un montant de référence égal à zéro euro ». Cette interprétation distingue donc l’obligation procédurale de calculer le montant de celle, substantielle, d’attribuer des droits au paiement d’une valeur non nulle. La marge de manœuvre des États membres est ainsi reconnue dans la définition même des modalités de calcul, leur permettant d’aboutir à un octroi de droits nul sans pour autant violer l’obligation première d’examiner la situation de l’agriculteur.
B. L’encadrement de la marge d’appréciation par les principes généraux du droit de l’Union
Cette discrétion accordée aux États membres n’est cependant pas absolue. La Cour rappelle avec fermeté que l’exercice de cette compétence déléguée doit impérativement respecter les conditions posées par le droit primaire et dérivé. Le règlement n° 1782/2003 lui-même fournit le cadre de cette appréciation. La fixation des montants de référence doit s’opérer « selon des critères objectifs et de manière à assurer l’égalité de traitement entre les agriculteurs et à éviter des distorsions du marché et de la concurrence ». La Cour érige ces trois conditions en garde-fous essentiels, transformant la liberté de calcul en une compétence liée par des objectifs précis. En conséquence, si un État membre peut légalement aboutir à un montant de référence nul, ce résultat ne saurait découler d’une décision arbitraire ou discriminatoire. La méthode de calcul retenue doit être justifiable, généralisable et neutre. C’est donc à l’aune de ces principes que doit être appréciée la légalité de la disposition nationale litigieuse qui instaure un seuil de minimis.
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II. La validation du mécanisme de seuil au regard des principes généraux du droit
L’analyse de la Cour se déplace alors vers l’examen concret de la mesure néerlandaise, soit une déduction forfaitaire de 500 euros, au prisme des principes d’égalité de traitement et de proportionnalité. Elle conclut à la conformité de cette règle, la considérant comme une mesure générale et objective (A), justifiée par des considérations d’efficacité administrative et non contraire au principe de confiance légitime (B).
A. L’appréciation du principe d’égalité de traitement à l’aune de la situation objective des agriculteurs
Face au grief selon lequel la déduction forfaitaire pénalise davantage les petites exploitations, la Cour adopte une lecture stricte du principe d’égalité de traitement. Elle juge que la situation comparable à examiner est celle de « l’ensemble des agriculteurs ayant fait appel à la réserve nationale ». Dès lors que la règle de déduction s’applique uniformément à tous les demandeurs de cette catégorie, sans distinction, le principe est respecté. La Cour écarte l’argument fondé sur l’impact économique différencié de la mesure, en affirmant que « le fait que la déduction d’un montant de 500 euros soit susceptible d’avoir une incidence plus importante sur une petite exploitation que sur une grande est sans conséquence à cet égard ». Cette approche privilégie une égalité de droit formelle sur une égalité de fait matérielle, en considérant que le traitement identique de situations objectivement identiques suffit, peu important les conséquences variables qui peuvent en découler pour les administrés. Elle refuse ainsi de créer une sous-catégorie de « petits agriculteurs » qui mériterait un traitement différencié dans ce contexte.
B. La justification de la mesure par le principe de proportionnalité et le rejet de la confiance légitime
La Cour justifie ensuite la mesure au regard du principe de proportionnalité. Elle reconnaît la légitimité de l’objectif poursuivi par l’État membre, qui est « d’éviter que la mise en œuvre du système de paiement ne conduise à des montants de référence insignifiants et totalement disproportionnés par rapport aux charges administratives supportées ». La déduction forfaitaire est ainsi analysée comme un outil de gestion administrative pertinent, permettant d’écarter les demandes dont le traitement engendrerait un coût disproportionné par rapport au bénéfice pour l’agriculteur. La Cour renforce son propos en citant d’autres dispositions du droit de l’Union qui autorisent explicitement les États à fixer des seuils de minimis. Enfin, elle rejette l’argument tiré de la violation du principe de confiance légitime. Elle rappelle sa jurisprudence constante en matière de politique agricole commune, selon laquelle « les opérateurs économiques ne sont pas justifiés à placer leur confiance légitime dans le maintien d’une situation existante qui peut être modifiée dans le cadre du pouvoir d’appréciation des autorités compétentes ». Un investissement réalisé par un agriculteur ne lui confère donc aucun droit acquis à bénéficier d’un régime d’aide figé, les autorités nationales conservant leur pouvoir d’adaptation réglementaire.