En l’espèce, la Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt en date du 8 octobre 2014, se prononce sur le respect des formes substantielles dans l’adoption des actes des institutions européennes. Suite à des missions d’audit menées entre 2004 et 2006, la Commission européenne a identifié des irrégularités dans la gestion de projets financés par le Fonds de cohésion au sein d’un État membre, notamment des manquements aux règles de passation des marchés publics. Après avoir notifié ces griefs aux autorités nationales et tenu une audition le 10 novembre 2009, la Commission a adopté, le 30 juin 2010, une décision réduisant le concours financier initialement accordé.
Saisi d’un recours en annulation par l’État membre concerné, le Tribunal de l’Union européenne a, par un arrêt du 29 mai 2013, rejeté l’ensemble des moyens soulevés. Ces derniers portaient principalement sur une application erronée de la directive relative aux marchés publics de travaux et sur l’absence de fractionnement illégal desdits marchés. L’État membre a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, articulant un moyen unique tiré d’une erreur de droit du Tribunal dans l’appréciation de la notion d’« ouvrage ». Il était donc demandé à la Cour de justice de déterminer si l’analyse du Tribunal, qui avait confirmé la légalité de la décision de la Commission, était conforme au droit de l’Union. Plus précisément, la question qui se posait de manière sous-jacente était celle de savoir si un vice de procédure, non soulevé par les parties, pouvait justifier l’annulation d’un acte d’une institution alors même que le débat en première instance s’était concentré sur des questions de fond.
La Cour de justice répond par l’affirmative et annule l’arrêt du Tribunal. Elle relève d’office que la Commission n’a pas respecté le délai de six mois qui lui était imparti par l’article 100, paragraphe 5, du règlement n° 1083/2006 pour adopter sa décision après la tenue de l’audition. La Cour juge que le non-respect de ce délai constitue une violation des formes substantielles. Par conséquent, elle considère que le Tribunal a commis une erreur de droit en ne sanctionnant pas d’office cette irrégularité et, statuant elle-même sur le litige, annule la décision de la Commission.
Cette solution conduit à examiner la qualification du vice de procédure retenu par la Cour (I) avant d’analyser la portée du contrôle exercé par le juge de l’Union sur les actes des institutions (II).
I. La qualification du vice de procédure affectant la décision de la Commission
La Cour de justice fonde sa décision sur l’identification d’un manquement à une règle de procédure qu’elle qualifie de substantielle (A), ce qui l’amène à écarter l’examen des moyens de fond soulevés par l’État membre requérant (B).
A. Le caractère substantiel du délai d’adoption de la décision
La Cour constate que l’audition des autorités nationales s’est tenue le 10 novembre 2009, tandis que la décision litigieuse a été adoptée le 30 juin 2010. Or, elle rappelle que l’article 100, paragraphe 5, du règlement n° 1083/2006, rendu applicable à la période de programmation concernée, impose à la Commission de statuer sur une correction financière dans un délai de six mois suivant la date de l’audition. En l’espèce, ce délai a manifestement été dépassé de plusieurs semaines, constituant ainsi un vice de procédure objectif.
Toutefois, la Cour ne se limite pas à ce simple constat. Elle confère à ce délai un caractère essentiel en le qualifiant de « forme substantielle ». Ce faisant, elle élève la règle de délai au rang de garantie fondamentale pour les justiciables, en l’occurrence un État membre. Le respect des délais par les institutions n’est pas une simple contrainte administrative, mais une condition de la légalité de leur action. Cette qualification assure la sécurité juridique et protège les droits de la défense, en évitant que les entités contrôlées ne demeurent dans une incertitude prolongée quant à l’issue d’une procédure pouvant aboutir à des sanctions financières importantes. La Cour confirme ainsi une jurisprudence constante selon laquelle les garanties procédurales établies par les textes ne peuvent être ignorées par les institutions qui les mettent en œuvre.
B. L’éviction des moyens de fond au profit du vice de forme
L’une des particularités de cet arrêt réside dans la méthode de raisonnement de la Cour. Alors que le pourvoi de l’État membre portait exclusivement sur la qualification juridique des marchés en cause au regard de la notion d’« ouvrage », la Cour choisit délibérément de ne pas répondre à cet argument. Elle se saisit d’un moyen de pur droit, tiré de la procédure, pour annuler la décision contestée. Cette approche illustre une forme de hiérarchie dans les moyens d’annulation : un vice de procédure jugé substantiel peut rendre superflu l’examen des arguments de fond.
En procédant de la sorte, la Cour de justice adopte une position pragmatique et fait preuve d’une certaine économie de jugement. Pourquoi s’engager dans une analyse technique complexe sur la définition d’un « ouvrage » en droit des marchés publics, quand un vice de forme évident et dirimant entache la décision en amont ? Cette démarche souligne que la légalité d’un acte de l’Union repose tant sur le respect des règles de fond que sur celui des règles de procédure, ces dernières n’étant pas de simples formalités accessoires mais des composantes essentielles de l’État de droit. La décision est ainsi annulée non parce que la Commission aurait mal apprécié les faits ou le droit applicable au fond, mais parce qu’elle n’a pas respecté le cadre procédural dans lequel elle devait exercer ses compétences.
L’identification de cette violation des formes substantielles emporte des conséquences directes non seulement pour la décision de la Commission, mais également pour l’office du juge de l’Union, qui se voit investi d’une mission de gardien de la légalité procédurale.
II. L’office du juge de l’Union en tant que gardien de la légalité procédurale
La Cour de justice précise l’étendue du contrôle qu’elle exerce, en rappelant l’obligation pour le juge de soulever d’office certains moyens (A), ce qui la conduit logiquement à censurer l’arrêt du Tribunal et à statuer elle-même définitivement sur le litige (B).
A. L’obligation de soulever d’office la violation d’une forme substantielle
La Cour de justice ne se contente pas d’identifier le dépassement du délai par la Commission ; elle reproche au Tribunal de ne pas l’avoir fait de sa propre initiative. Elle affirme ainsi avec force que « si le juge de l’Union constate, à l’examen de l’acte en cause, que celui-ci n’a pas été régulièrement adopté, il lui appartient de soulever d’office le moyen tiré de la violation d’une forme substantielle et d’annuler, en conséquence, l’acte entaché d’un tel vice ». Cette affirmation réitère l’existence de moyens dits d’ordre public que le juge doit soulever, même si aucune des parties ne les a invoqués.
La violation d’une forme substantielle appartient à cette catégorie de moyens, car elle touche à la légalité même de l’action de l’Union et aux garanties fondamentales accordées aux justiciables. Le rôle du juge n’est donc pas seulement d’arbitrer les arguments présentés par les parties, mais également de veiller au respect des principes cardinaux de l’ordre juridique de l’Union. En érigeant le respect du délai de l’article 100 en forme substantielle, la Cour en fait un élément d’ordre public dont la sanction s’impose au juge. L’erreur de droit commise par le Tribunal ne réside donc pas dans une mauvaise appréciation des arguments de l’État membre, mais dans une omission : celle de n’avoir pas exercé la plénitude de son contrôle de légalité.
B. La censure de l’arrêt du Tribunal et l’annulation de la décision de la Commission
La conséquence logique de cette erreur de droit est double. D’abord, la Cour annule l’arrêt du Tribunal. Cette annulation constitue la sanction directe du manquement du Tribunal à son office de juge. Ensuite, conformément à l’article 61 du statut de la Cour de justice, celle-ci constate que le litige est en état d’être jugé et décide de ne pas renvoyer l’affaire devant le Tribunal. Cette faculté lui permet d’assurer une bonne administration de la justice en mettant un terme définitif au litige.
Statuant sur le recours initial, la Cour applique le raisonnement qu’elle vient d’exposer et prononce l’annulation de la décision de la Commission du 30 juin 2010. Pour le même motif qui a justifié la censure de l’arrêt du Tribunal, à savoir la violation d’une forme substantielle due au non-respect du délai de six mois, l’acte de la Commission est jugé illégal. La solution est radicale et démontre que, dans la balance des intérêts, le respect de la légalité procédurale l’emporte sur les considérations de fond relatives aux irrégularités financières reprochées à l’État membre. L’annulation ne préjuge en rien de la matérialité des manquements aux règles des marchés publics, mais sanctionne uniquement la manière dont la Commission a conduit la procédure.