La Cour de justice de l’Union européenne, réunie en Grande chambre, a rendu le 22 octobre 2024 une décision essentielle concernant l’accès des opérateurs tiers aux marchés publics. Cette affaire interroge la possibilité pour un candidat issu d’un État non membre d’invoquer les garanties procédurales issues du droit dérivé de l’Union. Une entité adjudicatrice croate a lancé une procédure de passation pour la construction d’une infrastructure ferroviaire dont la valeur estimée dépassait deux milliards de kunas. Un groupement d’entreprises européennes a été initialement sélectionné, provoquant la contestation d’une société de droit turc évincée par l’organe de contrôle national.
La procédure a conduit l’entité adjudicatrice à solliciter des compléments d’information sur les capacités techniques du groupement pressenti après l’annulation d’un premier choix. La société requérante a soutenu devant la cour administrative d’appel que cette demande de documents supplémentaires méconnaissait gravement le principe d’égalité de traitement des candidats. Le Visoki upravni sud de Croatie a saisi la Cour de justice le 10 octobre 2022 pour clarifier l’interprétation de la directive relative aux secteurs spéciaux. La question de droit posée réside dans la recevabilité d’un tel recours par un opérateur dont l’État d’origine n’a conclu aucun accord de réciprocité.
La Cour de justice déclare la demande de décision préjudicielle irrecevable car l’interprétation des dispositions sollicitées ne présente aucune pertinence pour la solution du litige. Elle souligne que les opérateurs économiques de pays tiers n’ayant pas conclu d’accord international avec l’Union ne bénéficient d’aucun droit à un traitement préférentiel. L’accès de ces candidats aux procédures de passation n’est pas garanti et l’entité adjudicatrice peut légitimement choisir de les exclure du bénéfice des règles européennes. L’exclusion de ces opérateurs du cadre juridique de la directive précède l’analyse de la compétence exclusive de l’Union en matière de politique commerciale.
I. L’exclusion des opérateurs tiers dépourvus d’accords de réciprocité du bénéfice des directives européennes
A. L’inapplicabilité de la directive 2014/25 aux ressortissants de pays tiers non signataires
La Cour précise d’emblée que le droit de l’Union s’oppose à ce que les opérateurs tiers puissent se prévaloir des dispositions de la directive en cause. Elle rappelle que le bénéfice des règles de coordination est strictement circonscrit aux entreprises des États membres ou de pays liés par des conventions internationales. L’article quarante-trois de la directive limite expressément l’octroi d’un « traitement non moins favorable » aux seuls signataires de l’accord sur les marchés publics. Les juges soulignent que prêter une portée illimitée au champ d’application personnel de cet acte reviendrait à garantir un accès égal sans contrepartie diplomatique réelle. Cette restriction textuelle empêche ainsi les entreprises étrangères de contester les décisions nationales sur le fondement de normes qui ne leur sont pas destinées.
B. L’absence de droit à l’égalité de traitement en l’absence de base conventionnelle
L’arrêt met en évidence que l’inclusion de ces opérateurs dans le champ des principes de concurrence fausserait l’équilibre voulu par le législateur européen. Les juges affirment que les candidats concernés « n’ont pas un accès garanti aux procédures de passation de marchés dans l’Union et peuvent être exclus ». Cette solution repose sur la distinction objective entre la situation juridique des entreprises européennes et celle des entreprises issues de pays tiers sans accords. La protection issue des principes d’égalité de traitement ou de transparence ne saurait être invoquée par une entité dont la participation n’est que facultative. Le droit turc ne bénéficie pas encore d’une ouverture réciproque des marchés publics malgré les prévisions anciennes du protocole additionnel de l’accord d’association. L’absence de droits procéduraux pour ces opérateurs tiers découle logiquement de la préservation des compétences souveraines de l’Union dans ses relations extérieures.
II. La consécration d’une compétence exclusive de l’Union en matière d’accès aux marchés publics
A. Le rattachement de l’accès aux marchés publics à la politique commerciale commune
La Cour fonde son raisonnement sur la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres en matière de relations commerciales avec les tiers. Elle juge que tout acte déterminant unilatéralement les modalités de participation des opérateurs étrangers relève de la politique commerciale commune définie à l’article deux cent sept. Cette matière appartient à la compétence exclusive de l’Union, ce qui interdit toute initiative législative ou jurisprudentielle divergente de la part des autorités nationales. La décision rappelle que seul l’ordre juridique européen peut définir les règles applicables aux échanges de marchandises et de services provenant d’États non membres. Le règlement relatif à l’instrument relatif aux marchés publics internationaux confirme cette analyse en centralisant les pouvoirs d’enquête et de restriction.
B. L’interdiction faite aux États membres d’étendre unilatéralement le champ d’application du droit de l’Union
La juridiction européenne interdit aux autorités nationales d’interpréter leur droit interne de transposition comme s’appliquant indistinctement à l’ensemble des soumissionnaires du monde entier. Une telle pratique méconnaîtrait gravement le caractère exclusif de la compétence de l’Union en empêchant celle-ci d’utiliser l’accès au marché comme un levier de négociation. La Cour écarte la jurisprudence classique permettant l’interprétation uniforme de notions empruntées au droit de l’Union dans des situations hors de son champ. Les États membres ne sont pas habilités à accorder unilatéralement des droits aux opérateurs tiers alors que l’Union a choisi de ne pas le faire. Un recours contestant le traitement d’un tel candidat ne peut donc être examiné qu’à la lumière du seul droit national applicable. Cette solution garantit l’unité de la voix de l’Union sur la scène internationale tout en limitant la recevabilité des questions préjudicielles superflues.