Cour de justice de l’Union européenne, le 23 février 2006, n°C-253/03

Par un arrêt rendu en formation de troisième chambre, la Cour de justice des Communautés européennes se prononce sur la compatibilité d’une législation fiscale nationale avec la liberté d’établissement. En l’espèce, une société ayant son siège au Luxembourg opérait en Allemagne par l’intermédiaire d’une succursale. La législation fiscale allemande prévoyait un taux d’imposition sur les bénéfices des succursales de sociétés non-résidentes supérieur à celui appliqué aux bénéfices distribués par les filiales résidentes à leur société mère.

Saisie d’un litige opposant l’administration fiscale à la société luxembourgeoise, la juridiction de renvoi, le Bundesfinanzhof, a sursis à statuer. Elle a interrogé la Cour de justice, par la voie du renvoi préjudiciel, sur la conformité de cette différence de traitement fiscal avec les articles 52 et 58 du traité CE (devenus articles 43 et 48 CE). La question posée visait essentiellement à déterminer si le fait d’imposer plus lourdement les bénéfices d’une succursale que ceux d’une filiale versant l’intégralité de ses profits à sa société mère constitue une restriction à la liberté d’établissement.

La Cour de justice répond par l’affirmative. Elle juge qu’une telle réglementation nationale est contraire aux dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement. La Cour considère que la situation d’une succursale et celle d’une filiale sont objectivement comparables au regard de l’objectif poursuivi par la législation en cause.

Il convient donc d’analyser les motifs pour lesquels la Cour considère les deux formes d’établissement comme objectivement comparables (I), avant d’examiner la portée de la solution retenue pour mettre fin à la discrimination (II).

I. L’assimilation de la succursale et de la filiale au regard de la liberté d’établissement

Pour conclure à l’existence d’une restriction à la liberté d’établissement, la Cour de justice établit que les succursales et les filiales se trouvent dans une situation objectivement comparable. Elle fonde son raisonnement sur une analyse économique et fonctionnelle des deux structures (A), ce qui la conduit à écarter les justifications présentées par l’administration fiscale nationale (B).

A. La comparabilité objective des structures d’implantation

La Cour s’attache à dépasser les distinctions formelles existant entre une filiale, dotée d’une personnalité juridique propre, et une succursale, qui en est dépourvue. Elle estime que, du point de vue de la société mère, l’objectif est le même : rapatrier les bénéfices générés par l’activité dans l’État d’accueil. La juridiction européenne observe que dans les deux cas, les bénéfices sont mis à la disposition de la société qui contrôle l’entité locale. La seule différence notable réside dans le formalisme du transfert. En effet, « la seule véritable différence entre ces deux situations réside dans le fait que la distribution des bénéfices d’une filiale à sa société mère présuppose l’existence d’une décision formelle à cet égard tandis que les bénéfices d’une succursale d’une société font partie du patrimoine de cette société même en l’absence d’une décision formelle ».

De plus, la Cour minimise l’argument selon lequel les bénéfices distribués par une filiale quittent définitivement son patrimoine. Elle relève que ces fonds peuvent toujours être réinvestis par la société mère sous forme de capital ou de prêt, rendant la distinction économique peu pertinente. En se concentrant sur le flux financier effectif au profit de la société non-résidente, la Cour conclut que les deux situations sont comparables, car « les filiales et les succursales allemandes des sociétés ayant leur siège au Luxembourg se trouvent dans une situation objectivement comparable ». Cette approche pragmatique permet de déceler une différence de traitement fiscal qui n’est pas justifiée par une différence de situation objective.

B. Le rejet des justifications fondées sur la cohérence du système fiscal

L’administration fiscale nationale tentait de justifier la différence de taux d’imposition par la nécessité d’éviter une double imposition pour les contribuables allemands. La Cour écarte cet argument en soulignant son manque de pertinence dans le contexte d’une société mère non-résidente. Elle constate que « le taux d’imposition réduit est également applicable à la distribution des bénéfices par des filiales allemandes à des sociétés mères ayant leur siège dans un autre État membre ». L’argument de la cohérence interne du système fiscal allemand ne peut donc être retenu, car la mesure avantageuse n’est pas limitée aux seules situations internes.

En outre, la Cour examine les effets de la convention fiscale bilatérale entre l’Allemagne et le Luxembourg. Il ressort de l’analyse de la juridiction de renvoi que cette convention exonère d’impôt au Luxembourg tant les bénéfices provenant d’une succursale allemande que ceux distribués par une filiale allemande. Par conséquent, le taux d’imposition réduit en Allemagne n’est pas compensé par une imposition plus lourde au Luxembourg. Cette absence de compensation démontre que la discrimination fiscale n’est pas corrigée et produit pleinement ses effets au détriment de la société ayant choisi la forme de la succursale. Le système fiscal dans son ensemble ne justifie donc pas la différence de traitement.

Ayant ainsi établi l’existence d’une restriction injustifiée à la liberté d’établissement, la Cour se prononce ensuite sur les conséquences à tirer de cette incompatibilité.

II. La portée de la sanction de la discrimination fiscale

La décision de la Cour ne se limite pas à constater la violation du droit de l’Union, elle en tire des conséquences pratiques claires. Elle impose une obligation de résultat à l’État membre (A) tout en laissant au juge national le soin de déterminer les modalités précises de la réparation (B).

A. L’affirmation d’une obligation de résultat pour l’État membre

En déclarant la réglementation nationale contraire aux articles 52 et 58 du traité, la Cour impose à l’Allemagne l’obligation de mettre fin à la discrimination identifiée. Le dispositif de l’arrêt est sans équivoque lorsqu’il énonce que les dispositions du traité « s’opposent à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit, dans le cas d’une succursale d’une société ayant son siège dans un autre État membre, un taux d’imposition sur les bénéfices de cette succursale supérieur au taux d’imposition sur les bénéfices d’une filiale ». Cette formulation consacre une obligation de non-discrimination directe et inconditionnelle.

Le remède à la discrimination consiste donc à appliquer aux bénéfices de la succursale un traitement fiscal qui ne soit pas moins favorable que celui réservé à une filiale se trouvant dans une situation analogue, à savoir une filiale qui distribuerait l’intégralité de ses bénéfices. La Cour précise ainsi qu’« il y a lieu d’appliquer un taux d’imposition sur les bénéfices d’une succursale équivalent au taux d’imposition total qui aurait été applicable dans les mêmes circonstances en cas de distribution des bénéfices d’une filiale à sa société mère ». L’État membre est donc tenu d’assurer une parité de traitement fiscal entre les deux formes d’établissement, garantissant ainsi l’effet utile de la liberté d’établissement.

B. La détermination du traitement non discriminatoire par le juge national

Conformément à la répartition des compétences dans le cadre du renvoi préjudiciel, la Cour de justice interprète le droit de l’Union mais ne l’applique pas aux faits du litige principal. Elle rappelle avec constance que sa mission n’est pas « d’apprécier les faits au principal ou pour appliquer à des mesures ou à des situations nationales les règles communautaires dont elle a donné l’interprétation ». Cette tâche relève de la compétence exclusive de la juridiction nationale.

Par conséquent, la Cour ne fixe pas elle-même le taux d’imposition qui doit être appliqué en l’espèce. Elle se contente de fournir au Bundesfinanzhof le critère de comparaison à utiliser. Il appartiendra donc au juge allemand « d’apprécier le taux d’imposition qui doit être appliqué aux bénéfices d’une succursale, telle que celle en cause au principal, en fonction du taux d’imposition total qui aurait été applicable en cas de distribution du bénéfice d’une filiale à sa société mère ». Cette solution respecte l’autonomie procédurale des États membres tout en assurant une application uniforme et effective du principe de non-discrimination. Le juge national devient ainsi le garant de la mise en œuvre concrète des libertés fondamentales garanties par le traité.

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