Cour de justice de l’Union européenne, le 23 janvier 2019, n°C-419/17

Par un arrêt rendu en 2018, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les modalités d’application du règlement concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques, dit règlement REACH. En l’espèce, une société de droit tchèque produisant une substance chimique déjà identifiée comme toxique pour la reproduction s’est opposée à une mise à jour de son statut. Cette mise à jour, initiée par un État membre, visait à ajouter une identification de la substance en tant que perturbateur endocrinien présentant un risque grave pour l’environnement. L’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) a validé cette nouvelle identification, complétant ainsi l’inscription de la substance sur la liste des substances candidates à une autorisation.

La société a saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours en annulation de la décision de l’ECHA, arguant notamment de l’incompétence de l’agence et d’irrégularités procédurales. Le Tribunal ayant rejeté son recours, la société a formé un pourvoi devant la Cour de justice. Elle soutenait que l’ECHA ne pouvait légalement compléter l’identification d’une substance déjà listée, que la procédure était viciée et que la décision violait le principe de sécurité juridique, tout en alléguant une dénaturation des preuves scientifiques par le Tribunal. La question juridique posée à la Cour consistait donc à déterminer si l’ECHA est compétente pour ajouter un nouveau motif de préoccupation pour une substance déjà identifiée et, subsidiairement, quelle est la portée du contrôle exercé par le juge de l’Union sur les appréciations scientifiques complexes.

La Cour de justice rejette le pourvoi, validant l’approche de l’ECHA. Elle juge que le règlement REACH n’interdit pas d’identifier une substance pour plusieurs de ses propriétés dangereuses, une telle possibilité étant même conforme aux objectifs de protection de la santé et de l’environnement du règlement. La Cour écarte également les griefs procéduraux et ceux relatifs à la sécurité juridique. Surtout, tout en reconnaissant une erreur d’appréciation du Tribunal sur un point de l’analyse scientifique, elle la juge sans incidence sur la légalité de l’arrêt attaqué, le reste de la motivation étant suffisant pour justifier la solution. Cette décision clarifie ainsi l’étendue des pouvoirs de l’ECHA dans le cadre de l’évaluation dynamique des substances chimiques (I) et définit les limites du contrôle juridictionnel face à la complexité scientifique et aux attentes des opérateurs économiques (II).

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I. La consécration d’une compétence évolutive de l’agence dans l’identification des risques

La Cour confirme la capacité de l’ECHA à adapter l’évaluation des substances chimiques en fonction des progrès scientifiques, reconnaissant un pouvoir de compléter une identification existante (A) et validant la flexibilité de la procédure suivie à cet effet (B).

A. La reconnaissance d’un pouvoir implicite de compléter l’identification d’une substance

Le règlement REACH a pour objectif d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et de l’environnement. C’est à l’aune de cet objectif que la Cour interprète les compétences de l’ECHA. L’entreprise requérante soutenait qu’une substance identifiée sur la base d’un des critères de l’article 57, en l’occurrence comme toxique pour la reproduction, ne pouvait plus faire l’objet d’une identification complémentaire sur un autre fondement, tel que celui des perturbateurs endocriniens. La Cour rejette fermement cette lecture restrictive. Elle affirme qu’il « n’était pas exclu que les propriétés intrinsèques d’une substance puissent correspondre à plusieurs des motifs prévus à l’article 57, sous a) à f), du règlement reach ».

Cette solution repose sur une interprétation téléologique du règlement. La Cour considère que figer l’évaluation scientifique d’une substance au moment de son identification initiale serait contraire à la finalité même du dispositif REACH. Elle souligne ainsi que « nier la compétence de l’ECHA pour compléter une identification existante d’une substance chimique, au motif que cette substance a déjà été identifiée, aboutirait à un résultat erroné et contraire aux objectifs du règlement reach ». Une telle interprétation aurait pour conséquence d’ignorer l’évolution des connaissances scientifiques et de priver d’effet utile la mission d’évaluation des dangers confiée à l’agence. L’ajout d’un nouveau motif d’identification n’est donc pas une nouvelle décision mais un simple « complément de l’entrée existante », une mise à jour nécessaire pour garantir une information complète et actuelle sur la dangerosité de la substance.

B. La validation d’une approche procédurale pragmatique

L’entreprise requérante critiquait également la régularité de la procédure. Elle reprochait à l’État membre initiateur d’avoir divisé sa proposition initiale, qui concernait quatre substances, en plusieurs parties distinctes pour obtenir un accord sur l’une d’entre elles. La Cour écarte cet argument en constatant qu’aucune disposition du règlement REACH n’interdit une telle modification en cours de procédure, ni n’impose de regrouper plusieurs propositions. Cette flexibilité procédurale est jugée compatible avec les droits des parties intéressées, dès lors que le contenu matériel de la proposition concernant la substance en cause n’a pas été altéré et que le droit d’être entendu a été respecté.

Par ailleurs, la Cour examine le grief tiré d’un détournement de pouvoir, selon lequel l’ECHA aurait agi en l’absence de critères harmonisés à l’échelle de l’Union pour l’identification des perturbateurs endocriniens. La Cour répond que l’obligation pour la Commission d’élaborer de tels critères dans d’autres cadres réglementaires ne prive pas l’ECHA de sa compétence d’appliquer, au cas par cas, les dispositions de l’article 57, sous f), du règlement REACH. En l’absence d’une définition harmonisée, l’agence est non seulement autorisée mais tenue de poursuivre sa mission en se fondant sur les outils que lui fournit le règlement. Cette approche pragmatique garantit l’effectivité du système REACH, qui ne saurait être paralysé par les retards pris dans l’élaboration de normes transversales.

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II. La délimitation du contrôle juridictionnel et de la sécurité juridique en contexte scientifique

La Cour de justice précise l’intensité de son contrôle sur les évaluations techniques complexes, en admettant la correction d’une erreur de raisonnement du Tribunal (A), tout en offrant une protection limitée aux opérateurs économiques au nom de la sécurité juridique (B).

A. Un contrôle de la dénaturation des preuves sanctionné mais à portée limitée

Le pourvoi soulevait une question centrale quant à l’intensité du contrôle que le juge de l’Union doit exercer sur les décisions fondées sur des évaluations scientifiques complexes. L’entreprise requérante affirmait que le Tribunal avait dénaturé les éléments de preuve en se fondant sur des études relatives aux effets de la substance sur des rats, pertinentes pour la santé humaine, pour justifier des risques pour l’environnement. La Cour de justice examine ce grief avec attention et donne raison, sur ce point, à la requérante. Elle constate que « le Tribunal a dénaturé des éléments de preuve en se référant aux études sur les rats qui ont porté sur les effets du dehp sur la santé humaine en cas d’exposition directe au dehp pour en déduire que cette substance avait des effets sur l’environnement ».

Cependant, cette reconnaissance d’une erreur de raisonnement du Tribunal n’entraîne pas l’annulation de l’arrêt. La Cour de justice applique la technique de la substitution de motifs. Elle relève que le Tribunal s’est également fondé, dans son appréciation, sur un « nombre important d’études sur les poissons » qui, elles, démontraient bien les effets de la substance sur l’environnement. Cette partie du raisonnement étant suffisante à elle seule pour justifier la conclusion du Tribunal quant au bien-fondé scientifique de la décision de l’ECHA, l’erreur commise sur la référence aux études sur les rats devient inopérante. Cette solution illustre la nature du contrôle de la Cour : il est rigoureux quant à la logique du raisonnement, mais pragmatique quant à ses conséquences. Une décision reste valide si elle repose sur une base factuelle et scientifique suffisante, même si une partie de la motivation du juge du fond est erronée.

B. Une conception restrictive de la protection de la confiance légitime

Enfin, la Cour se prononce sur la violation alléguée du principe de sécurité juridique. L’entreprise requérante estimait que la double identification de sa substance créait une situation juridique confuse et imprévisible. La Cour rejette cet argument en appliquant une définition stricte des conditions d’atteinte à la sécurité juridique et à la confiance légitime. Elle rappelle que le principe de protection de la confiance légitime ne peut être invoqué qu’en présence « d’assurances précises que lui aurait fournies l’administration ». Or, en l’espèce, aucune assurance de ce type n’avait été donnée.

La Cour ajoute qu’« un opérateur économique prudent et avisé est en mesure de prévoir l’adoption d’une mesure de l’Union de nature à affecter ses intérêts ». Dans un domaine technique et fortement réglementé comme celui des produits chimiques, où l’évaluation des risques est par nature évolutive, un opérateur ne peut légitimement s’attendre à ce que le statut réglementaire d’une substance soit figé. Le principe de sécurité juridique ne saurait faire obstacle à la prise en compte de nouvelles données scientifiques ou à l’identification de nouvelles propriétés dangereuses. Par cette position, la Cour fait primer l’objectif de protection de la santé et de l’environnement sur les attentes de stabilité des opérateurs économiques, confirmant la nature dynamique et préventive du droit de l’Union en matière de risques chimiques.

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Hassan KOHEN
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