Cour de justice de l’Union européenne, le 23 novembre 2017, n°C-547/16

Par un arrêt du 23 novembre 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa troisième chambre, est venue clarifier l’articulation entre les décisions d’engagements adoptées par la Commission européenne et l’office du juge national en matière d’application du droit de la concurrence. En l’espèce, un exploitant de station-service avait conclu avec une compagnie pétrolière un contrat de location de longue durée, assorti d’une clause d’approvisionnement exclusif. Saisie d’une enquête concernant les pratiques de cette compagnie, la Commission européenne avait exprimé des préoccupations quant à la compatibilité de ces contrats de longue durée avec l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, en raison d’un possible effet de verrouillage du marché. En réponse, la compagnie pétrolière avait proposé des engagements, notamment pour faciliter la résiliation anticipée de ces contrats. Par une décision du 12 avril 2006, la Commission avait rendu ces engagements obligatoires sur le fondement de l’article 9 du règlement (CE) n° 1/2003, clôturant ainsi sa procédure. Postérieurement, l’exploitant de la station-service a saisi le Juzgado de lo Mercantil n° 4 de Madrid d’une action en nullité de son contrat, arguant de sa contrariété à l’article 101 du traité. Cette demande fut rejetée en première instance par un jugement du 8 juillet 2011, puis en appel par un arrêt de l’Audiencia Provincial de Madrid du 27 janvier 2014. Un pourvoi en cassation a alors été formé devant le Tribunal Supremo. Cette juridiction, confrontée à l’incertitude quant à l’effet d’une décision d’engagements sur sa propre compétence, a sursis à statuer afin de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si une décision par laquelle la Commission rend des engagements obligatoires s’oppose à ce qu’une juridiction nationale puisse ultérieurement constater la nullité du contrat visé par ces mêmes engagements pour violation de l’article 101 du traité. La Cour de justice répond par la négative, en affirmant que l’article 16, paragraphe 1, du règlement n° 1/2003 « ne s’oppose pas à ce que les juridictions nationales examinent la conformité desdits accords aux règles de concurrence et constatent, le cas échéant, la nullité de ces derniers en application de l’article 101, paragraphe 2, TFUE ». Cette solution consacre une interprétation stricte de la portée des décisions d’engagements, préservant ainsi la plénitude de la compétence du juge national (I), tout en inscrivant ces décisions dans un rôle d’orientation au sein du système décentralisé d’application du droit de la concurrence (II).

I. La consécration d’une compétence nationale préservée face aux décisions d’engagements

La Cour de justice fonde sa solution sur une analyse rigoureuse de la nature des décisions d’engagements, dont elle déduit le caractère limité de leurs effets juridiques (A). Cette qualification permet de maintenir intact le pouvoir du juge national d’apprécier la validité d’un accord au regard des règles de concurrence (B).

A. La portée juridique limitée de la décision d’engagements

La décision de la Cour repose entièrement sur la nature spécifique de l’acte pris par la Commission sur le fondement de l’article 9 du règlement n° 1/2003. Contrairement à une décision constatant une infraction ou accordant une exemption, une décision d’engagements ne tranche pas la question de la légalité de la pratique examinée. La Cour souligne que, par un tel acte, la Commission se borne à rendre obligatoires les mesures correctrices proposées par une entreprise pour répondre aux préoccupations de concurrence qu’elle a identifiées. L’arrêt rappelle ainsi qu’une telle décision « ne certifie pas la conformité de la pratique, qui faisait l’objet de préoccupations, à l’article 101 TFUE ». Cette approche est directement issue de la lettre du règlement, qui dispose que la Commission procède à une simple « évaluation préliminaire » et que sa décision finale « conclut qu’il n’y a plus lieu que la Commission agisse », sans se prononcer sur l’existence passée ou présente d’une infraction. En conséquence, l’acte de la Commission a pour seul objet de clore son instruction et de s’assurer de la mise en œuvre des engagements, non de « légaliser » le comportement de l’entreprise. Cette analyse prive la décision d’engagements de toute autorité de chose décidée quant à la compatibilité de l’accord avec l’article 101 du traité.

B. Le maintien de la plénitude du pouvoir d’appréciation du juge national

La qualification restrictive de la décision d’engagements emporte une conséquence directe sur l’office du juge national. L’obligation posée à l’article 16 du règlement n° 1/2003, qui interdit aux juridictions nationales de prendre des décisions contraires à celles adoptées par la Commission, ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. Faute de décision statuant sur l’existence d’une infraction, il n’existe aucun constat que le juge national risquerait de contredire. La Cour le formule clairement en relevant que, dans cette configuration, « il ne saurait être exclu qu’une juridiction nationale conclue que la pratique faisant l’objet de la décision sur les engagements méconnaît l’article 101 TFUE ». Cette autonomie du juge national est d’ailleurs explicitement confirmée par les considérants du règlement, que l’arrêt prend soin de citer, précisant que les décisions d’engagements « sont sans préjudice de la faculté qu’ont les autorités de la concurrence et les juridictions des États membres de statuer sur l’affaire ». La solution assure ainsi la pleine effectivité du système de compétences parallèles et garantit aux justiciables le droit de faire constater la nullité d’un contrat anticoncurrentiel, nonobstant l’intervention préalable de la Commission.

Cette clarification du partage des compétences n’isole cependant pas le juge national de l’action de la Commission, dont l’évaluation conserve une influence certaine dans le cadre de l’application décentralisée du droit de la concurrence.

II. Le rôle redéfini de la décision d’engagements dans le contentieux concurrentiel

Si la décision d’engagements ne lie pas le juge national quant au fond du droit, la Cour lui reconnaît néanmoins une valeur probatoire significative (A). Cette position, tout en assurant une application uniforme du droit de l’Union, place les entreprises ayant souscrit des engagements dans une situation d’insécurité juridique persistante (B).

A. Une évaluation constituant un indice pour le juge national

La Cour de justice prend soin de préciser que les juridictions nationales ne sauraient pour autant « ignorer ce type de décisions ». Bien que non contraignante sur le fond, la décision d’engagements n’est pas dénuée de toute portée pour le juge du contrat. En vertu du principe de coopération loyale et de l’objectif d’application uniforme du droit de la concurrence, ce dernier doit en tenir compte dans son analyse. La Cour lui assigne une fonction précise en indiquant que le juge national doit considérer l’évaluation préliminaire de la Commission et les préoccupations qu’elle a exprimées « comme un indice, voire comme un commencement de preuve, du caractère anticoncurrentiel de l’accord en cause ». Ainsi, l’analyse menée par la Commission, bien qu’inachevée, constitue un élément de fait et de droit pertinent que le juge doit intégrer à son propre raisonnement. Cette approche pragmatique permet d’articuler l’action de la Commission et celle des juges nationaux, en évitant que l’intervention de la première ne soit privée de toute utilité dans le cadre des contentieux privés qui pourraient suivre.

B. La portée incertaine pour la sécurité juridique des entreprises

En confirmant que la clôture d’une procédure par une décision d’engagements ne protège pas une entreprise contre des actions en nullité ou en dommages-intérêts, l’arrêt met en lumière la portée limitée de cet instrument pour les opérateurs économiques. La Cour juge qu’une telle décision « ne saurait créer une confiance légitime à l’égard des entreprises concernées quant au fait que leur comportement serait conforme à l’article 101 TFUE ». L’intérêt de la procédure d’engagements, qui est de permettre une résolution rapide et négociée des enquêtes de la Commission, s’en trouve relativisé. Une entreprise qui propose des engagements et les voit rendus obligatoires n’obtient aucune garantie quant à la validité de ses contrats passés. Elle reste exposée au risque que des juridictions nationales, saisies par ses cocontractants ou par des tiers, anéantissent ces mêmes accords. Cette solution place les entreprises face à un arbitrage délicat entre la clôture rapide de l’enquête publique et le maintien d’un risque contentieux privé significatif, ce qui pourrait réduire l’attractivité de la procédure d’engagements à l’avenir.

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Hassan KOHEN
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