Cour de justice de l’Union européenne, le 23 novembre 2021, n°C-564/19

Par la décision soumise à l’analyse, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur des questions fondamentales relatives à l’office du juge national dans l’application du droit de l’Union, ainsi que sur l’étendue des droits de la défense dans le cadre des procédures pénales. Les faits à l’origine de l’affaire peuvent être reconstitués comme impliquant un juge d’une juridiction inférieure d’un État membre qui, dans le cadre d’une procédure pénale, a saisi la Cour de justice d’une demande de décision préjudicielle. Cette initiative a semble-t-il provoqué deux réactions au niveau national : d’une part, la juridiction suprême de cet État, saisie d’un pourvoi dans l’intérêt de la loi, a déclaré la demande de décision préjudicielle illégale, sans pour autant annuler la décision de renvoi ; d’autre part, une procédure disciplinaire a été engagée contre le juge auteur du renvoi. Parallèlement, le litige au principal soulevait une question relative à la qualité de l’interprétation fournie à la personne poursuivie, laquelle ne comprenait pas la langue de la procédure.

La juridiction de renvoi a donc interrogé la Cour de justice sur plusieurs points. Il s’agissait premièrement de déterminer la compatibilité avec le droit de l’Union, et notamment avec l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), d’une décision d’une juridiction suprême nationale qui constate l’illégalité d’un renvoi préjudiciel opéré par une juridiction inférieure. Deuxièmement, la Cour était questionnée sur la légalité, au regard du même article, de l’ouverture de poursuites disciplinaires à l’encontre d’un juge au seul motif de sa décision de saisir la Cour à titre préjudiciel. Troisièmement, il était demandé à la Cour de préciser les exigences découlant des directives européennes relatives au droit à l’interprétation et à l’information dans les procédures pénales, et les conséquences d’une méconnaissance de ces exigences sur la validité d’un jugement par défaut.

À ces questions, la Cour de justice répond avec une particulière fermeté. Elle affirme que le droit de l’Union s’oppose à ce qu’une juridiction suprême nationale puisse constater l’illégalité d’une demande préjudicielle sans affecter les effets de la décision de renvoi, et précise que le principe de primauté impose au juge concerné d’écarter une telle constatation. Elle juge également que l’article 267 TFUE fait obstacle à l’engagement d’une procédure disciplinaire contre un juge national en raison d’un tel renvoi. Enfin, elle interprète les directives sur les droits de la défense comme imposant aux États de garantir une traduction de qualité suffisante et comme s’opposant à ce qu’une personne soit jugée par défaut si une interprétation inadéquate l’a privée de la compréhension de l’accusation. La Cour articule ainsi sa décision autour de la protection du mécanisme préjudiciel d’une part, et de la substance des droits de la défense d’autre part.

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I. La consolidation du dialogue des juges par la protection absolue du renvoi préjudiciel

La décision renforce de manière significative le mécanisme du renvoi préjudiciel en le protégeant contre les ingérences nationales, qu’elles visent la décision de renvoi elle-même (A) ou le juge qui en est l’auteur (B).

A. L’inefficacité d’un contrôle national sur l’opportunité d’un renvoi préjudiciel

La Cour de justice réaffirme avec force l’autonomie du dialogue qu’elle entretient avec les juridictions nationales. En disposant que l’article 267 TFUE « s’oppose à ce que la juridiction suprême d’un État membre constate, à la suite d’un pourvoi dans l’intérêt de la loi, l’illégalité d’une demande de décision préjudicielle », elle prive de toute portée juridique la tentative d’une juridiction supérieure nationale de s’ériger en censeur de l’opportunité d’un renvoi opéré par une juridiction inférieure. La Cour précise que la pertinence des questions posées relève de la seule appréciation du juge qui saisit la Cour, ce dernier étant le seul à avoir une connaissance directe du litige.

La solution est d’autant plus puissante qu’elle est assortie d’une conséquence pratique radicale fondée sur le principe de primauté. La Cour énonce en effet que ce principe « impose à cette juridiction inférieure d’écarter une telle décision de la juridiction suprême nationale ». Il ne s’agit donc pas seulement d’une simple déclaration d’incompatibilité, mais d’un véritable ordre adressé au juge national de ne tenir aucun compte de la décision de sa propre juridiction suprême. Une telle injonction garantit que le renvoi préjudiciel, une fois initié, ne puisse être paralysé ou délégitimé par une autorité judiciaire nationale, préservant ainsi l’uniformité et l’effectivité du droit de l’Union.

B. L’immunité disciplinaire du juge national comme corollaire de son office de juge de l’Union

La protection du mécanisme de renvoi préjudiciel serait incomplète si elle ne s’étendait pas à la personne même du juge. C’est le sens du second point de la décision, qui consacre une forme d’immunité fonctionnelle pour le juge national agissant en tant que juge de droit commun de l’Union. La Cour juge que l’article 267 TFUE « s’oppose à ce qu’une procédure disciplinaire soit engagée contre un juge national au motif qu’il a saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle au titre de cette disposition ». Cette solution est un rempart essentiel contre les pressions qui pourraient s’exercer sur les juges et les dissuader de faire usage d’un outil fondamental pour la bonne application du droit de l’Union.

En agissant de la sorte, la Cour protège l’indépendance des juges nationaux, non pas dans l’absolu, mais spécifiquement lorsqu’ils mobilisent les instruments du droit de l’Union. Elle prévient ainsi le risque d’un « effet dissuasif » (chilling effect) qui viderait de sa substance le dialogue des juges. En liant directement cette protection à l’article 267 TFUE, la Cour en fait une condition inhérente au fonctionnement même du système juridictionnel de l’Union, signifiant que toute atteinte à cette immunité constitue une violation directe du traité.

II. Le renforcement des droits de la défense par l’exigence d’une traduction effective

Au-delà de la protection des prérogatives du juge national, la Cour se prononce sur le contenu matériel des droits de la défense, en insistant sur l’obligation pour les États d’assurer une interprétation de qualité (A) et en tirant les conséquences de la violation de ce droit (B).

A. L’obligation positive des États membres d’assurer une interprétation de qualité

La Cour ne se contente pas de rappeler le droit à la traduction, mais en précise la consistance. Elle interprète l’article 5 de la directive 2010/64/UE comme imposant aux États membres de « prendre des mesures concrètes pour assurer que la qualité de l’interprétation fournie et des traductions réalisées soit suffisante ». Cette formulation met à la charge des États une obligation de moyens renforcée, qui ne saurait se limiter à la simple mise à disposition d’un interprète. L’exigence de « mesures concrètes » suggère la nécessité de mettre en place des systèmes de certification, de formation et d’évaluation des interprètes judiciaires.

De plus, la Cour souligne que cette qualité doit permettre un contrôle par les juridictions nationales. Cela implique que les prestations d’interprétation puissent faire l’objet d’un enregistrement ou d’une retranscription, afin qu’en cas de contestation, le juge puisse effectivement vérifier si le droit de la personne poursuivie à comprendre les informations qui lui sont communiquées a bien été respecté. L’effectivité du droit à la traduction dépend ainsi de sa justiciabilité.

B. La sanction du jugement par défaut en cas d’information lacunaire de l’accusé

Tirant les conséquences de cette exigence de qualité, la Cour établit un lien direct entre le défaut d’une interprétation adéquate et la validité même de la procédure. En se fondant sur les directives 2010/64 et 2012/13, lues à la lumière de l’article 48, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux, elle juge que ces textes « s’opposent à ce qu’une personne soit jugée par défaut alors que, en raison d’une interprétation inadéquate, elle n’a pas été informée, dans une langue qu’elle comprend, de l’accusation portée contre elle ». La solution est sans équivoque : une information qui n’est pas comprise en raison d’une traduction défaillante équivaut à une absence d’information.

Cette jurisprudence rend particulièrement difficile, voire impossible, la condamnation par défaut d’une personne allophone lorsqu’un doute subsiste sur la qualité de l’interprétation qui lui a été fournie. La Cour va même plus loin en visant le cas où il est « impossible d’établir la qualité de l’interprétation fournie ». Ce faisant, elle fait peser sur l’autorité judiciaire la charge de s’assurer et de prouver que l’information a été correctement transmise. L’absence de cette preuve fait obstacle au jugement, protégeant ainsi de manière substantielle le droit à un procès équitable de la personne qui ne maîtrise pas la langue de la procédure.

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Hassan KOHEN
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