Cour de justice de l’Union européenne, le 23 septembre 2004, n°C-280/02

Par un arrêt en manquement du 23 septembre 2004, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les contours de l’obligation pesant sur les États membres en matière de traitement des eaux urbaines résiduaires. En l’espèce, la Commission européenne avait engagé une procédure contre un État membre, lui reprochant une transposition et une application incorrectes de la directive 91/271/CEE. Il était notamment griefé à cet État de ne pas avoir identifié un certain nombre de masses d’eau comme des zones sensibles à l’eutrophisation et, par conséquent, de ne pas avoir soumis les rejets d’eaux usées des grandes agglomérations dans ces zones à un traitement plus rigoureux. La controverse portait essentiellement sur l’interprétation de la notion même d’eutrophisation, l’État membre en défendant une conception restrictive que ne partageait pas la Commission. Saisie de ce litige, la Cour de justice était donc amenée à se prononcer sur les critères définissant l’eutrophisation au sens du droit communautaire et, subséquemment, sur l’étendue des obligations des États membres en matière d’identification des zones sensibles et de traitement des eaux. La Cour a retenu une interprétation large de la notion d’eutrophisation, fondée sur les objectifs de protection environnementale de la directive. Elle a jugé que des phénomènes tels que la prolifération d’espèces nuisibles ou la dégradation de l’eau limitant ses usages suffisent à caractériser l’eutrophisation, ce qui a conduit à constater le manquement de l’État membre pour la plupart des zones litigieuses.

La décision commentée se distingue par la clarification qu’elle apporte à la notion d’eutrophisation, en adoptant une approche téléologique (I), ce qui a pour conséquence directe de renforcer la portée des obligations étatiques en matière d’assainissement des eaux (II).

I. L’interprétation extensive de la notion d’eutrophisation

La Cour de justice a précisé les critères de l’eutrophisation en s’appuyant sur les finalités de la directive, ce qui lui a permis de définir largement les conditions de sa caractérisation (A) et de recourir au principe de précaution pour établir le lien de causalité requis (B).

A. La clarification des critères constitutifs de l’eutrophisation

La directive 91/271 définit l’eutrophisation comme « l’enrichissement de l’eau en éléments nutritifs, notamment des composés de l’azote et/ou du phosphore, provoquant un développement accéléré des algues et des végétaux d’espèces supérieures qui entraîne une perturbation indésirable de l’équilibre des organismes présents dans l’eau et une dégradation de la qualité de l’eau en question ». La Cour s’attache à interpréter les deux derniers critères, qui étaient au cœur du désaccord. Concernant la perturbation de l’écosystème, elle juge que la simple prolifération d’une espèce végétale particulière, même si les autres espèces restent stables, constitue en soi une perturbation de l’équilibre. Le caractère « indésirable » de cette perturbation est établi dès lors qu’existent des « incidences négatives notables non seulement sur la faune ou la flore, mais également sur l’homme, le sol, l’eau, l’air ou les paysages ». Sont ainsi considérés comme une perturbation indésirable « des changements d’espèces avec perte de biodiversité de l’écosystème, des nuisances dues à la prolifération de macroalgues opportunistes et des poussées intenses de phytoplancton toxique ou nuisible ».

Concernant le critère de la dégradation de la qualité de l’eau, la Cour rejette l’analyse restrictive de l’État défendeur. Elle affirme que ce critère « vise non seulement les dégradations de la qualité de l’eau ayant des effets néfastes sur les écosystèmes, mais également la dégradation de la couleur, de l’aspect, du goût ou de l’odeur de l’eau ou tous autres changements qui empêchent ou limitent les usages de l’eau ». Sont ainsi visés des usages tels que le tourisme, la pêche, la conchyliculture ou le captage d’eau potable. Cette interprétation finaliste, qui prend en compte l’objectif de la directive de protéger l’environnement au sens large, incluant les activités humaines, facilite grandement la démonstration de l’eutrophisation.

B. L’application du principe de précaution à l’établissement du lien de causalité

L’eutrophisation suppose une relation de cause à effet entre l’enrichissement en nutriments et le développement végétal accéléré, puis entre ce développement et la perturbation et la dégradation qui en résultent. L’État membre contestait ce lien de causalité pour l’une des zones litigieuses, arguant de l’imperfection des modèles scientifiques avancés par la Commission. La Cour écarte cet argument en se fondant sur le principe de précaution inscrit à l’article 174 du traité CE. Elle juge que, « en l’état des données scientifiques et techniques disponibles, l’existence d’un lien de causalité […] présente un degré de probabilité suffisant pour exiger l’adoption des mesures de protection de l’environnement prévues par la directive ». Cette approche pragmatique empêche un État de se retrancher derrière les incertitudes scientifiques pour se soustraire à ses obligations. Le juge n’exige pas une certitude absolue mais une probabilité raisonnable du lien de causalité pour déclencher l’application des mesures de protection environnementale.

L’interprétation large des critères de l’eutrophisation et le recours au principe de précaution conduisent logiquement la Cour à consacrer une conception exigeante des devoirs des États membres.

II. La portée renforcée de l’obligation d’identification des zones sensibles

Cette interprétation extensive emporte des conséquences directes sur l’étendue de l’obligation d’identification qui pèse sur les États membres, celle-ci s’étendant tant au risque d’eutrophisation qu’à la simple contribution des rejets urbains (A), menant ainsi à une condamnation quasi systématique de l’État défaillant (B).

A. La prise en compte du risque d’eutrophisation et de la contribution significative des rejets

La Cour rappelle que, conformément à l’annexe II de la directive, l’obligation d’identification ne vise pas seulement les masses d’eau dont il est établi qu’elles sont eutrophes, mais également celles qui « pourraient devenir eutrophes à brève échéance si des mesures de protection ne sont pas prises ». Ainsi, la seule existence d’un risque avéré d’eutrophisation suffit à imposer le classement en zone sensible. C’est sur ce fondement que la Cour a par exemple jugé que l’étang de Thau, bien que n’étant plus considéré comme eutrophisé grâce à des efforts passés, aurait dû être identifié comme zone sensible en raison du risque de survenance de crises anoxiques dans des conditions météorologiques exceptionnelles.

De plus, la Cour précise la condition selon laquelle les rejets urbains doivent contribuer de manière « significative » à l’eutrophisation. Dans plusieurs cas, l’État défendeur soutenait que la pollution était principalement d’origine agricole et que la part des rejets urbains était trop faible pour être jugée significative. La Cour rejette cette argumentation, considérant par exemple qu’une part de 9,8 % des apports en azote est suffisante pour établir une contribution significative. Elle affirme ainsi que des apports urbains représentant « entre 21 % et 32 % du total des apports azotés au cours de la période de développement accéléré des algues » sont sans conteste significatifs, justifiant le classement de la zone.

B. La condamnation inévitable au regard de l’approche téléologique

En appliquant sa grille d’analyse aux différentes zones géographiques visées par le recours, la Cour constate le manquement de l’État membre dans la quasi-totalité des cas. Que ce soit la prolifération de phytoplancton toxique en baie de Seine, la présence d’algues provoquant « une odeur parfois nauséabonde à la côte » sur le littoral Artois-Picardie, ou les « marées vertes » affectant plusieurs baies bretonnes et y entravant le tourisme, tous ces phénomènes sont jugés constitutifs d’une eutrophisation. L’approche finaliste de la Cour, visant à « préserver l’homme, la faune, la flore, le sol, l’eau, l’air et les paysages de toute incidence négative notable », rendait la position de l’État membre difficilement soutenable.

La condamnation pour le premier grief, à savoir le défaut d’identification des zones sensibles, entraîne mécaniquement la condamnation pour le second. En effet, dès lors que ces zones auraient dû être identifiées, l’État était tenu d’y imposer un traitement plus rigoureux des eaux urbaines résiduaires pour les agglomérations de plus de 10 000 équivalents-habitants avant le 31 décembre 1998. N’ayant pas démontré que ce traitement avait été mis en œuvre à l’expiration du délai fixé dans l’avis motivé, le manquement est également constaté sur ce point, scellant une application rigoureuse des exigences de la directive.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture