Cour de justice de l’Union européenne, le 24 février 2022, n°C-283/20

Par un arrêt en date du 24 février 2022, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie sur renvoi préjudiciel par le tribunal du travail francophone de Bruxelles, a précisé le régime de responsabilité applicable aux litiges nés de l’exécution d’une mission menée au titre de la politique étrangère et de sécurité commune.

En l’espèce, des membres du personnel civil international d’une mission « État de droit » de l’Union européenne au Kosovo ont contesté des modifications de leurs conditions de travail ainsi que le non-renouvellement de leurs contrats à durée déterminée. Ces faits se sont déroulés sur une période s’étendant avant et après l’adoption, le 12 juin 2014, d’une décision du Conseil conférant explicitement la personnalité juridique à cette mission. Les membres du personnel ont initialement introduit un recours devant le Tribunal de l’Union européenne, qui s’est déclaré incompétent en raison d’une clause contractuelle attribuant compétence aux juridictions de Bruxelles. Le litige a par la suite été porté devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles. Cette juridiction, confrontée à une incertitude quant à l’identité de l’employeur et donc de la partie défenderesse pour la période antérieure au 12 juin 2014, a interrogé la Cour de justice.

La question de droit soumise à la Cour consistait à déterminer si, avant que la mission ne soit formellement dotée de la personnalité juridique, la qualité d’employeur devait être attribuée au chef de la mission agissant en son nom propre, ou à une ou plusieurs institutions de l’Union pour le compte desquelles il aurait agi.

À cette question, la Cour de justice répond que l’article 16, paragraphe 5, de l’action commune, telle que modifiée en 2014, doit être interprété en ce qu’il opère un transfert de responsabilité. Cette disposition désigne la mission elle-même comme unique responsable, et par conséquent comme partie défenderesse, dans tout litige relatif à l’exécution de son mandat, et ce, indépendamment du fait que les actes litigieux soient survenus avant la reconnaissance formelle de sa personnalité juridique.

Cette solution conduit à examiner la consécration d’une subrogation légale au profit de la mission (I), avant d’analyser la portée de cette clarification, qui renforce la sécurité juridique et l’autonomie fonctionnelle des missions de l’Union (II).

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I. La consécration d’une subrogation légale au profit de la mission

La Cour de justice établit que la mission se substitue à toute autre entité pour répondre des obligations liées à son mandat, en s’appuyant sur une interprétation finaliste des textes (A) qui écarte par voie de conséquence la responsabilité personnelle du chef de mission ou celle des institutions de l’Union (B).

A. L’interprétation téléologique d’une disposition à effet temporel

Pour déterminer l’entité responsable, la Cour se livre à une interprétation de l’article 16, paragraphe 5, de l’action commune modifiée. Cette disposition énonce que « Eulex Kosovo est responsable de toute plainte et obligation découlant de l’exécution du mandat à compter du 15 juin 2014 ». La juridiction de renvoi hésitait sur le sens de cette formule : visait-elle à imputer à la mission la responsabilité des seuls faits postérieurs à cette date, ou à faire d’elle le point d’imputation de toutes les obligations, passées et futures, à partir de ce moment ? La Cour tranche en faveur de la seconde option en mobilisant une analyse textuelle, contextuelle et téléologique.

D’un point de vue textuel, les juges estiment que la formulation « à compter du 15 juin 2014 » ne se réfère pas à la date de naissance des obligations, mais à la date à partir de laquelle la mission doit en répondre. Le contexte conforte cette lecture, puisque la modification de 2014 a conféré simultanément à la mission la capacité d’ester en justice, ce qui rendait nécessaire de clarifier l’étendue de sa responsabilité. Enfin, sur le plan téléologique, la Cour relève que l’objectif de la modification était de renforcer l’efficacité de l’action extérieure de l’Union. Centraliser la responsabilité au sein de la mission participe de cet objectif de bonne administration de la justice et de sécurité juridique, en évitant une fragmentation des contentieux.

B. Le rejet implicite de la responsabilité personnelle ou institutionnelle

En désignant la mission comme unique responsable, la Cour écarte les autres hypothèses envisagées par la juridiction de renvoi. L’idée que le chef de la mission aurait pu agir en son nom et pour son compte propre en qualité d’employeur est ainsi rejetée. Une telle solution aurait été source d’une grande insécurité juridique, tant pour les membres du personnel que pour le chef de mission lui-même, dont la responsabilité personnelle aurait pu être engagée pour des actes accomplis dans le cadre de fonctions officielles.

De même, la Cour n’a pas retenu la qualification d’employeur pour une ou plusieurs institutions de l’Union, telles que la Commission, le Conseil ou le Service européen pour l’action extérieure. Bien que ces institutions interviennent dans la définition et le suivi de la mission, la Cour confirme que la relation d’emploi s’est nouée dans le cadre fonctionnel de la mission elle-même. La solution retenue a le mérite de la clarté : elle établit un lien direct entre le cadre opérationnel de l’activité du personnel et l’entité responsable des obligations qui en découlent, sans qu’il soit nécessaire de rechercher une chaîne de mandats ou de représentations complexes entre la mission et les institutions de l’Union.

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II. La portée de la solution : sécurité juridique et affirmation de l’autonomie des missions

La décision de la Cour a une valeur pratique immédiate en ce qu’elle clarifie l’identité de la partie défenderesse dans ce type de contentieux (A), tout en affirmant plus largement la personnalité juridique fonctionnelle des missions menées au titre de la politique étrangère et de sécurité commune (B).

A. La clarification de la qualité de partie défenderesse

L’apport principal de cet arrêt est d’offrir une solution claire et pragmatique aux juridictions nationales saisies de litiges similaires. En instituant une forme de subrogation légale, la Cour assure la continuité des obligations juridiques malgré l’évolution du statut de la mission. Les justiciables, en l’occurrence les membres du personnel, ne sont pas confrontés à la difficulté d’identifier la bonne partie défenderesse, au risque de voir leur action déclarée irrecevable. La responsabilité est concentrée sur l’entité au service de laquelle ils ont accompli leur travail.

Cette solution garantit une protection juridictionnelle effective, car elle désigne un défendeur unique et clairement identifiable, doté de la capacité de répondre de ses obligations. Pour la période antérieure à juin 2014, la mission se voit ainsi transférer la responsabilité des actes de la personne ou de l’entité qui agissait pour son compte. La Cour précise ainsi que l’article 16, paragraphe 5, organise un véritable transfert de passif, assurant que les droits nés de la relation de travail ne soient pas perdus en raison d’une modification de la structure juridique de l’employeur.

B. L’affirmation de la personnalité juridique fonctionnelle des missions

Au-delà de sa portée pratique, l’arrêt renforce la conception d’une personnalité juridique fonctionnelle des missions de l’Union. Avant même de se voir octroyer la pleine personnalité juridique par un acte formel, ces missions existent et fonctionnent comme des entités autonomes sur le plan opérationnel. La décision de la Cour suggère que l’acte de 2014 n’a pas tant créé une entité nouvelle qu’il n’a formalisé et clarifié le statut d’une entité déjà existante sur le plan fonctionnel.

En interprétant la modification de 2014 comme un mécanisme de transfert de responsabilité plutôt que comme la création d’une responsabilité nouvelle, la Cour reconnaît implicitement la continuité de la mission en tant que sujet de droits et d’obligations. Cette approche renforce l’autonomie de ces structures complexes, qui agissent au nom de l’Union sur la scène internationale. La solution pourrait ainsi inspirer l’analyse d’autres situations où des entités créées par l’Union voient leur statut juridique évoluer, en privilégiant une lecture qui assure la permanence des relations juridiques et la protection des droits des tiers.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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