Cour de justice de l’Union européenne, le 24 juin 2010, n°C-98/09

Par un arrêt du 24 juin 2010, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’interprétation de la clause de non-régression en matière de protection des travailleurs titulaires d’un contrat à durée déterminée. En l’espèce, une salariée avait été engagée par un contrat de travail à durée déterminée pour assurer le remplacement de personnel absent. Le contrat ne mentionnait ni le nom des travailleurs remplacés ni les motifs spécifiques de leur absence, contrairement à ce qu’imposait une ancienne législation nationale.

La salariée a saisi une juridiction nationale afin de faire constater l’irrégularité de la clause de terme, arguant de l’absence de ces mentions obligatoires. Son employeur s’est opposé à cette demande en invoquant une nouvelle législation, prise pour transposer la directive 1999/70/CE, qui avait abrogé la loi antérieure et ne reprenait plus ces exigences de spécification. La juridiction de renvoi, estimant que cette modification législative pouvait constituer une régression de la protection des travailleurs interdite par l’accord-cadre annexé à la directive, a saisi la Cour de justice de deux questions préjudicielles.

Il était ainsi demandé à la Cour si la clause 8, point 3, de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée s’oppose à une réglementation nationale qui, lors de la transposition de la directive, supprime l’obligation d’indiquer dans le contrat le nom du travailleur remplacé et la cause de son remplacement. Il s’agissait également de savoir si, en cas de contrariété, le juge national devait écarter l’application de sa loi interne.

La Cour répond que la clause de non-régression ne s’oppose pas à une telle réglementation nationale, à condition que cette modification soit compensée par l’instauration de nouvelles garanties ou qu’elle ne concerne qu’une catégorie limitée de travailleurs, ce qu’il appartient au juge national de vérifier. Elle ajoute que, cette clause étant dépourvue d’effet direct, le juge national ne peut écarter la loi non conforme mais doit, dans toute la mesure du possible, l’interpréter à la lumière du droit de l’Union.

La Cour encadre ainsi l’application de la clause de non-régression en en donnant une interprétation restrictive quant à sa substance (I), tout en rappelant les limites de son application par le juge national en l’absence d’effet direct (II).

***

I. L’appréciation de la régression de la protection des travailleurs : une définition restrictive

La Cour de justice, tout en reconnaissant que la clause de non-régression couvre l’ensemble des contrats à durée déterminée (A), adopte une approche pragmatique et restrictive de la notion même de régression, en la soumettant à une évaluation globale et concrète (B).

A. Le champ d’application extensif de la clause de non-régression

La Cour rappelle d’abord, en s’appuyant sur sa jurisprudence antérieure, que le domaine de l’accord-cadre n’est pas circonscrit aux seuls abus résultant de l’usage de contrats à durée déterminée successifs. Elle confirme que ses dispositions, et notamment la clause 8, point 3, s’appliquent à l’ensemble des travailleurs précaires, y compris ceux qui sont employés sur la base d’un premier ou d’un unique contrat à durée déterminée. Cette interprétation large du champ d’application est justifiée par la finalité de l’accord-cadre, qui vise une protection générale des travailleurs concernés et ne saurait être interprétée de manière restrictive.

En affirmant que la clause 8, point 3, doit être examinée « par rapport au niveau général de protection qui était applicable, dans l’État membre concerné, tant aux travailleurs ayant conclu des contrats à durée déterminée successifs qu’aux travailleurs ayant conclu un premier ou unique contrat à durée déterminée », la Cour confirme que la suppression d’une garantie attachée à un seul contrat peut potentiellement relever de l’interdiction de régression. Ainsi, le simple fait que le litige ne porte pas sur une succession de contrats ne suffit pas à écarter l’application de ce principe protecteur, ce qui ancre la protection au cœur même de toute relation de travail à durée déterminée.

B. La définition restrictive de la notion de « régression »

Si le champ d’application est large, la Cour circonscrit cependant strictement ce qui constitue une « régression » au sens de l’accord-cadre. Pour déterminer si la suppression d’une protection spécifique constitue une régression prohibée, la Cour impose au juge national une analyse globale qui ne s’arrête pas à la seule mesure supprimée. Elle juge qu’une telle modification n’est pas contraire à l’accord-cadre « pour autant que ces nouvelles conditions sont compensées par l’adoption d’autres garanties ou protections ou qu’elles n’affectent qu’une catégorie limitée de travailleurs ayant conclu un contrat de travail à durée déterminée ».

Deux critères cumulatifs ou alternatifs sont ainsi dégagés. D’une part, la régression doit être appréciée au regard du « niveau général de protection » ; une mesure moins favorable peut être contrebalancée par l’introduction de nouvelles garanties, comme l’obligation écrite de motiver le recours au contrat, qui n’existait pas de manière aussi générale auparavant. D’autre part, la Cour introduit un critère quantitatif : si la mesure ne touche qu’une « catégorie limitée de travailleurs », elle n’est pas susceptible d’affecter globalement le niveau de protection et ne tombe donc pas sous le coup de l’interdiction. Cette approche pragmatique laisse une marge de manœuvre considérable aux États membres, qui peuvent moduler les protections existantes lors de la transposition, à condition de maintenir un équilibre général ou de ne pas affecter une part significative des travailleurs.

II. Les conséquences de la violation de la clause de non-régression : une portée limitée

Après avoir défini les contours de la régression, la Cour en précise les effets juridiques limités en cas de violation, en confirmant l’absence d’effet direct de la clause 8, point 3 (A), ce qui contraint le juge national à recourir exclusivement au mécanisme de l’interprétation conforme (B).

A. L’absence d’effet direct de la clause de non-régression

La Cour répond à la seconde question en rappelant que la clause 8, point 3, de l’accord-cadre ne remplit pas les conditions pour produire un effet direct. Une disposition du droit de l’Union est d’effet direct lorsqu’elle est suffisamment claire, précise et inconditionnelle pour être invoquée par un particulier devant une juridiction nationale. Or, la Cour estime que la notion de « régression du niveau général de protection des travailleurs » est trop large et dépend d’une appréciation globale pour conférer aux particuliers un droit subjectif directement invocable.

En conséquence, un justiciable ne peut pas demander au juge national d’écarter une loi interne au motif qu’elle serait contraire à cette clause de non-régression. Cette solution, déjà établie dans des arrêts antérieurs, confirme que cette clause s’adresse avant tout aux États membres dans leur rôle de législateur lors de la mise en œuvre de l’accord-cadre. Elle constitue une directive politique et juridique pour le législateur national, mais ne crée pas une norme directement applicable dans les litiges entre particuliers ou même entre un particulier et un employeur, qu’il soit public ou privé.

B. L’obligation d’interprétation conforme comme seul recours pour le juge national

Dépourvu de la possibilité d’écarter la loi nationale, le juge national n’est cependant pas démuni. La Cour lui rappelle son obligation fondamentale d’interpréter le droit interne « dans toute la mesure du possible, à la lumière du texte et de la finalité de l’accord-cadre ». Ce principe d’interprétation conforme impose au juge de rechercher, parmi les méthodes d’interprétation reconnues par son droit national, une lecture de la loi qui permette d’assurer la pleine effectivité de l’objectif poursuivi par la directive.

Toutefois, la Cour prend soin de baliser ce pouvoir d’interprétation. Celui-ci trouve ses limites dans les principes généraux du droit, notamment la sécurité juridique, et ne peut servir de fondement à une interprétation *contra legem* du droit national. Autrement dit, le juge ne peut pas, sous couvert d’interprétation, faire dire à la loi le contraire de ce qu’elle énonce clairement, ni réintroduire une obligation que le législateur a explicitement abrogée. Dans le cas d’espèce, il ne pourrait donc pas réimposer l’obligation de mentionner le nom du salarié remplacé si le texte de la nouvelle loi l’a clairement supprimée. Le recours pour le justiciable s’en trouve ainsi fortement limité, la protection dépendant en dernier ressort de la marge d’interprétation que le droit national laisse au juge.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture