Cour de justice de l’Union européenne, le 24 juin 2021, n°C-550/19

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de la protection des travailleurs dans le cadre de deux directives majeures du droit social européen. La décision soumise à l’interprétation d’une juridiction nationale espagnole portait sur la situation d’un travailleur employé successivement par la même entreprise au moyen de contrats à durée déterminée, dits « fijos de obra », pour des chantiers distincts mais situés dans la même province. À la suite d’un transfert de personnel dans le cadre d’un contrat public, le travailleur a été repris par une nouvelle entreprise. Un litige est né quant à la nature de la relation de travail et à l’étendue des droits conservés après le transfert. La juridiction de renvoi a donc interrogé la Cour sur la conformité des pratiques nationales relatives à l’enchaînement de ces contrats spécifiques avec la directive 1999/70/CE sur le travail à durée déterminée. Elle a également soulevé la question de la compatibilité d’une réglementation nationale limitant les droits transférés à ceux du dernier contrat de travail avec la directive 2001/23/CE concernant les transferts d’entreprises. La question de droit posée était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si une législation nationale qui limite la durée des contrats « fijos de obra » successifs et octroie une indemnité de fin de contrat constitue une mesure suffisante pour prévenir les abus, au sens de l’accord-cadre, lorsque ces contrats répondent en réalité à un besoin permanent de l’employeur. D’autre part, il était demandé si la directive sur les transferts d’entreprises s’oppose à une règle nationale qui ne maintient que les droits et obligations issus du dernier contrat conclu avec le cédant. La Cour de justice a répondu que s’il appartient à la juridiction nationale d’apprécier si les dispositifs nationaux sont des « mesures légales équivalentes » pour prévenir les abus, ces derniers ne sauraient justifier le renouvellement de contrats à durée déterminée pour répondre à des « besoins permanents et durables en personnel ». Concernant le second point, elle a jugé que la directive ne s’oppose pas à une limitation des droits transférés, à la condition expresse que le travailleur ne se retrouve pas, du seul fait du transfert, dans une situation moins favorable.

La Cour encadre ainsi strictement les justifications admises pour l’utilisation de contrats précaires tout en réaffirmant le principe de non-régression des droits lors d’un transfert, conférant aux juridictions nationales un rôle central dans l’appréciation des situations factuelles (I). En parallèle, elle établit une lecture téléologique de la protection des travailleurs, où la finalité des directives prévaut sur la qualification formelle des instruments juridiques nationaux (II).

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**I. Le renforcement du contrôle judiciaire national sur l’utilisation des contrats à durée déterminée**

La décision de la Cour confère à la juridiction nationale la responsabilité d’évaluer l’adéquation des mesures nationales de lutte contre la précarité (A), tout en lui fournissant un critère d’appréciation décisif fondé sur la réalité de la relation de travail (B).

**A. La confirmation de la marge d’appréciation nationale dans la prévention des abus**

La Cour de justice de l’Union européenne réaffirme une approche établie en matière de droit social, selon laquelle les États membres disposent d’une marge d’appréciation pour déterminer les instruments de lutte contre l’utilisation abusive des contrats à durée déterminée. Elle rappelle qu’il incombe à la juridiction nationale d’évaluer si les mesures adoptées, en l’espèce une limitation de la durée cumulée des contrats et l’octroi d’une indemnité, constituent des « mesures adéquates pour prévenir et, le cas échéant, sanctionner les abus ». Cette position respecte la diversité des systèmes juridiques nationaux et reconnaît la compétence première des juges nationaux pour interpréter leur propre droit à la lumière des objectifs européens.

Cependant, cette autonomie n’est pas absolue ; elle s’exerce sous le contrôle de la Cour, qui veille à ce que les mesures choisies ne privent pas la directive de son effet utile. L’arrêt souligne que la juridiction de renvoi doit vérifier concrètement si le cadre légal national offre une protection effective et non purement formelle. En renvoyant cette appréciation au juge national, la Cour l’investit d’une mission essentielle : celle de s’assurer que le droit interne, dans son application pratique, atteint bien les objectifs fixés par l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée.

**B. La prévalence des besoins permanents de l’employeur comme critère de l’abus**

La nuance fondamentale apportée par la Cour réside dans la limite qu’elle impose à la justification du recours successif aux contrats à durée déterminée. Elle précise qu’une législation nationale ne peut permettre que de tels renouvellements soient justifiés par des « raisons objectives » au seul motif que chaque contrat est formellement lié à un chantier distinct. Le critère décisif devient la nature du besoin que ces contrats visent à combler. Si, en pratique, l’enchaînement de ces contrats permet à l’employeur de répondre à des « besoins permanents et durables en personnel », alors l’utilisation de contrats à durée déterminée est abusive, quelle que soit la qualification juridique retenue par le droit national.

Cette interprétation déplace l’analyse du terrain formel de la succession de contrats vers le terrain matériel de la réalité économique de l’entreprise. La Cour impose ainsi une lecture substantielle de la situation, empêchant que la précarité ne devienne une modalité structurelle de gestion de la main-d’œuvre pour des activités qui sont, en substance, pérennes. La portée de cette solution est considérable, car elle oblige les employeurs et les juridictions à regarder au-delà de l’objet apparent de chaque contrat pour évaluer la fonction réelle qu’occupe le travailleur au sein de l’organisation.

La protection du travailleur, examinée sous l’angle de la stabilité de son emploi, est également au cœur de la seconde question préjudicielle, qui porte sur le maintien de ses droits en cas de changement d’employeur.

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**II. L’interprétation finaliste du maintien des droits des travailleurs en cas de transfert**

La Cour adopte une solution pragmatique concernant l’étendue des droits transférés (A), mais la subordonne à une condition impérative qui garantit l’objectif même de la directive (B).

**A. L’admission conditionnelle de la limitation des obligations du cessionnaire**

Concernant la directive 2001/23/CE, la Cour admet qu’une réglementation nationale puisse limiter les droits et obligations que l’entreprise entrante doit respecter à ceux qui découlent exclusivement du dernier contrat de travail conclu avec l’entreprise sortante. Cette approche peut sembler restrictive, car elle pourrait exclure des droits acquis antérieurement par le travailleur, par exemple en termes d’ancienneté ou de classification, si ceux-ci n’étaient pas repris dans le dernier contrat. La Cour ne déclare pas une telle limitation intrinsèquement contraire au droit de l’Union.

Cette position reconnaît une certaine flexibilité aux États membres dans la mise en œuvre de la directive sur les transferts, notamment dans des contextes complexes comme ceux des marchés publics où les changements de prestataires sont fréquents. La solution permet d’éviter que le nouvel employeur ne soit tenu par un historique contractuel complet qu’il ne pouvait pas nécessairement connaître en détail. Cependant, cette souplesse est immédiatement et fermement encadrée par une réserve d’importance capitale.

**B. La prohibition de toute détérioration liée au transfert comme garantie essentielle**

La validité de la limitation nationale est en effet soumise à une condition sine qua non : l’application de cette règle ne doit pas avoir pour conséquence de placer le travailleur « dans une position moins favorable du seul fait de ce transfert ». Ce critère constitue le cœur de la protection offerte par la directive 2001/23/CE. Il interdit que le transfert d’entreprise soit utilisé comme une occasion de réduire les droits des salariés. La charge de cette vérification est de nouveau confiée à la juridiction de renvoi, qui devra comparer la situation globale du travailleur avant et après le transfert.

Cette exigence de non-régression agit comme un garde-fou fondamental. Elle impose une analyse concrète et globale de la situation du salarié, dépassant la simple application mécanique de la règle nationale. Si la limitation des droits au dernier contrat conduit à une dégradation de sa rémunération, de sa classification ou de tout autre avantage substantiel, cette limitation devra être écartée pour garantir l’effet utile de la directive. La Cour consacre ainsi une vision protectrice où la finalité de la norme européenne, à savoir le maintien des droits des travailleurs, prime sur les modalités techniques de sa transposition nationale.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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