Cour de justice de l’Union européenne, le 24 octobre 2018, n°C-595/17

Par un arrêt en date du 24 octobre 2018, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions d’application d’une clause attributive de juridiction stipulée dans un contrat, dans le cadre d’un litige fondé sur une violation alléguée du droit de la concurrence. En l’espèce, un distributeur avait engagé une action en dommages et intérêts à l’encontre de son fournisseur, arguant d’un abus de position dominante prohibé par l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Le fournisseur a opposé une clause du contrat de distribution qui désignait une juridiction spécifique pour connaître de leurs différends. La juridiction saisie par le distributeur a alors sursis à statuer afin de demander à la Cour de justice si une telle clause, de portée générale, pouvait s’appliquer à une action indemnitaire en matière de droit de la concurrence, et si son application était subordonnée à la constatation préalable d’une infraction par une autorité de concurrence. Le problème de droit soulevé consistait donc à déterminer si une clause attributive de juridiction, pour être efficace, devait explicitement viser les litiges de concurrence et si le juge désigné ne pouvait être saisi qu’après une décision d’une autorité administrative. La Cour a répondu que la validité de la clause n’exigeait pas une référence expresse aux différends relatifs au droit de la concurrence, et que son application n’était pas conditionnée par une décision préalable d’une autorité compétente.

L’analyse de cette décision révèle une volonté d’assurer la prévisibilité et l’effectivité des clauses attributives de juridiction dans les relations commerciales (I), tout en affirmant l’autonomie du juge judiciaire dans le contentieux privé du droit de la concurrence (II).

I. La consécration d’une conception extensive de l’efficacité des clauses attributives de juridiction

La Cour de justice opte pour une interprétation large de la portée des clauses attributives de juridiction, considérant qu’elles s’étendent par principe aux litiges de concurrence (A) et ce, indépendamment de la nature délictuelle de l’action (B).

A. L’extension de la clause aux litiges de concurrence par défaut

La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation extensive du champ d’application de l’article 23 du règlement Bruxelles I. Elle énonce que « l’application, à l’égard d’une action en dommages et intérêts intentée par un distributeur à l’encontre de son fournisseur sur le fondement de l’article 102 TFUE, d’une clause attributive de juridiction contenue dans le contrat liant les parties n’est pas exclue au seul motif que cette clause ne se réfère pas expressément aux différends relatifs à la responsabilité encourue du fait d’une infraction au droit de la concurrence ». Cette approche favorise la sécurité juridique en présumant que les parties, en consentant à une telle clause, ont entendu y soumettre l’ensemble des litiges nés de leur relation contractuelle. En l’absence d’exclusion explicite, la clause est donc réputée couvrir tous les différends, y compris ceux qui trouvent leur fondement dans les règles impératives du droit de la concurrence. Le consentement des parties est ainsi placé au centre du dispositif, le juge considérant que des opérateurs économiques avisés ont la capacité de délimiter ou d’étendre la compétence du for désigné.

B. L’indifférence à la nature de la responsabilité engagée

La Cour de justice confirme que le fondement de l’action, qu’il soit contractuel ou délictuel, n’est pas déterminant pour apprécier l’applicabilité de la clause. Le litige, bien que fondé sur l’article 102 TFUE qui relève d’une responsabilité extra-contractuelle, trouve son origine dans la relation commerciale nouée entre le distributeur et le fournisseur. Cette solution est cohérente avec la jurisprudence antérieure de la Cour qui tend à rattacher à la matière contractuelle les litiges qui n’auraient pas existé en l’absence de relation contractuelle. En conséquence, une partie ne peut échapper à l’application d’une clause attributive de juridiction en choisissant de fonder son action sur un terrain délictuel plutôt que contractuel, dès lors que le différend est intrinsèquement lié au rapport d’affaires régi par le contrat. Cette interprétation prévient les manœuvres procédurales et renforce l’autonomie de la volonté des parties dans la détermination du juge compétent.

La confirmation de la portée générale de la clause attributive de juridiction s’accompagne d’une affirmation de la plénitude de compétence du juge désigné.

II. L’affirmation de la compétence autonome du juge désigné en matière de concurrence

La Cour de justice renforce le rôle du juge désigné par la clause en écartant toute subordination de sa compétence à une décision administrative préalable (A), ce qui consolide sa place dans le mécanisme de sanction des pratiques anticoncurrentielles (B).

A. Le rejet de la condition d’une constatation préalable de l’infraction

Dans le second point de son dispositif, la Cour juge que « l’article 23 du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que l’application d’une clause attributive de juridiction […] ne dépend pas du constat préalable d’une infraction au droit de la concurrence par une autorité nationale ou européenne ». Cette précision est d’une importance pratique considérable pour l’effectivité du droit d’action des victimes de pratiques anticoncurrentielles. Subordonner la compétence du juge civil à une décision d’une autorité de concurrence aurait pour effet de retarder, voire de paralyser, l’accès au juge et l’obtention d’une indemnisation. La Cour reconnaît ainsi au juge désigné une compétence pleine et entière pour connaître de l’ensemble du litige, y compris pour constater lui-même l’existence d’une infraction à l’article 102 TFUE. Cette solution garantit que le droit à un recours effectif, consacré par le droit de l’Union, ne soit pas vidé de sa substance par des exigences procédurales excessives.

B. La consolidation du rôle du juge dans le private enforcement

Cette décision s’inscrit dans le mouvement plus large de promotion des actions privées en dommages et intérêts pour infraction au droit de la concurrence, désignées par l’expression *private enforcement*. En permettant au juge désigné par les parties de statuer sur l’existence de la pratique anticoncurrentielle et sur ses conséquences indemnitaires, la Cour de justice en fait un acteur central de l’application du droit de la concurrence. Le juge judiciaire n’est plus seulement celui qui tire les conséquences d’une décision administrative, mais devient celui qui, de manière autonome, sanctionne la violation des règles de concurrence sur le terrain de la responsabilité civile. Cette portée de la décision est fondamentale car elle renforce l’arsenal juridique à la disposition des entreprises victimes, leur offrant une voie d’action directe et efficace, complémentaire à l’action des autorités publiques. La solution assure ainsi une application plus décentralisée et, potentiellement, plus dissuasive du droit de la concurrence.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture