Par un arrêt en date du 24 octobre 2018, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur la compatibilité des règles de répartition de la compétence fiscale prévues par une convention bilatérale avec le principe de la libre circulation des travailleurs.
En l’espèce, un couple de résidents belges contestait l’imposition en Belgique d’une partie des revenus salariaux de l’un des conjoints. Ce dernier était employé par une société établie au Luxembourg, mais ses fonctions l’amenaient à exercer ponctuellement son activité en dehors du territoire luxembourgeois. Pour les années d’imposition concernées, les requérants avaient déclaré l’intégralité de ces salaires comme étant exonérés en Belgique, considérant qu’ils devaient être exclusivement imposables au Luxembourg en vertu de la convention préventive de la double imposition conclue entre les deux États. L’administration fiscale belge a cependant rectifié cette déclaration, estimant que la fraction des rémunérations correspondant aux jours de travail effectués hors du Luxembourg devait être imposée en Belgique.
Les contribuables ont introduit un recours contre cette décision devant le tribunal de première instance de Liège. Saisi du litige, celui-ci a décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour de justice sur la conformité d’une telle règle de répartition fiscale avec l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La question posée visait à déterminer si le fait de subordonner le pouvoir d’imposition de l’État de l’employeur à la présence physique effective du salarié sur son territoire ne constituait pas une entrave à la libre circulation des travailleurs. La Cour de justice répond par la négative, en jugeant que le droit de l’Union ne s’oppose pas à un tel critère de rattachement fiscal. Cette décision réaffirme la compétence des États membres en matière de répartition de la compétence fiscale (I), tout en précisant la portée de cette autonomie au regard des libertés fondamentales (II).
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I. La validation par la Cour du critère de la présence physique comme facteur de rattachement fiscal
La Cour de justice rappelle d’abord la liberté dont jouissent les États membres pour définir les règles de répartition de la compétence fiscale (A), avant de conclure que le choix du lieu d’exercice physique de l’activité ne constitue pas une mesure contraire à la libre circulation des travailleurs (B).
A. La compétence réaffirmée des États membres dans la répartition du pouvoir d’imposition
Dans sa décision, la Cour énonce un principe constant de sa jurisprudence selon lequel, en l’absence d’harmonisation européenne, les États membres conservent la maîtrise de leurs systèmes fiscaux. Elle précise qu’en ce domaine, « les États membres demeurent compétents pour déterminer les critères d’imposition des revenus et de la fortune en vue d’éliminer, le cas échéant par voie conventionnelle, les doubles impositions ». Cette autonomie leur permet de fixer librement les facteurs de rattachement qui serviront à répartir entre eux le pouvoir d’imposer.
Le choix opéré par la convention belgo-luxembourgeoise, qui retient le lieu de l’exercice effectif de l’activité comme critère déterminant, s’inscrit pleinement dans ce cadre. En liant le pouvoir d’imposition du Luxembourg à la présence physique du salarié sur son sol, les États contractants ont utilisé un critère reconnu et largement appliqué dans la pratique fiscale internationale. La Cour estime qu’un tel choix n’est pas, en soi, déraisonnable et relève de la marge d’appréciation des États membres dans la négociation de leurs conventions bilatérales. Ainsi, la simple existence de cette règle ne suffit pas à la rendre suspecte au regard du droit de l’Union.
B. Le rejet d’une atteinte à la libre circulation des travailleurs
Les requérants soutenaient que le régime fiscal en cause était dissuasif, car il entraînait un traitement fiscal moins avantageux pour les jours travaillés hors du Luxembourg. La Cour écarte cet argument en opérant une distinction fondamentale entre une discrimination et une simple disparité fiscale. Elle juge que l’inconvénient subi par le travailleur ne résulte pas d’un traitement discriminatoire de la part de la Belgique, mais de la différence de niveau d’imposition entre les deux États membres.
À cet égard, la Cour souligne que l’objectif d’une convention préventive de la double imposition « n’est pas de garantir que l’imposition à laquelle est assujetti le contribuable dans une partie contractante ne soit pas supérieure à celle à laquelle il serait assujetti dans l’autre partie contractante ». Dès lors, un désavantage découlant de la simple application de règles de répartition de compétences fiscales combinée à des régimes nationaux différents ne constitue pas une restriction interdite par l’article 45 du Traité. La Cour conclut donc que le choix de subordonner la compétence fiscale de l’État de la source à la présence physique du salarié ne crée pas de différence de traitement prohibée.
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II. La portée de la décision au regard de la situation du travailleur transfrontalier
Après avoir validé le principe de la répartition fiscale fondée sur la présence physique, la Cour se penche sur ses implications pratiques, notamment en distinguant cette situation de celle d’autres travailleurs mobiles (A) et en minimisant la portée de l’incertitude administrative qui en découle pour le contribuable (B).
A. La justification d’une différence de traitement entre catégories de travailleurs mobiles
La juridiction de renvoi avait relevé une différence de traitement potentielle avec les travailleurs du secteur des transports internationaux. Pour ces derniers, la convention belgo-luxembourgeoise prévoit que leurs rémunérations sont imposables dans l’État où se trouve le siège de direction effective de l’entreprise, indépendamment du lieu où l’activité est physiquement exercée. Un résident belge travaillant pour une entreprise de transport luxembourgeoise serait ainsi exonéré d’impôt en Belgique sur l’intégralité de son salaire, même s’il n’exerce jamais son activité au Luxembourg.
La Cour écarte toute idée de discrimination à cet égard, en jugeant que les deux situations ne sont pas objectivement comparables. Elle estime que le choix de facteurs de rattachement différents se justifie par la nature même des activités. Un salarié dont l’emploi se caractérise par une forte mobilité internationale inhérente à sa fonction ne se trouve pas dans une situation identique à celle d’un salarié sédentaire amené à effectuer des déplacements ponctuels. Cette distinction, conforme à la pratique fiscale internationale, relève de la liberté des États contractants de prévoir des règles spécifiques adaptées à des situations particulières, sans que cela ne constitue une violation de la libre circulation.
B. L’indifférence du droit de l’Union face à l’incertitude administrative
Enfin, la Cour examine l’argument selon lequel la méthode de répartition créerait une insécurité juridique et une charge administrative excessive pour le travailleur, qui doit justifier a posteriori la localisation de son activité. Elle considère que de telles contraintes ne constituent pas, en elles-mêmes, une entrave prohibée. La Cour rappelle qu’il est inhérent à l’autonomie fiscale des États membres de pouvoir exiger du contribuable les preuves nécessaires à la correcte application de l’impôt et à l’octroi d’un avantage fiscal.
De plus, elle ajoute que « le fait de ne pas pouvoir prévoir la charge fiscale définitive d’un exercice fiscal avec certitude au début de cet exercice est inhérent aux systèmes fiscaux ». Par cette affirmation, la Cour normalise l’incertitude à laquelle le travailleur transfrontalier est confronté. Si cette approche confirme la cohérence juridique de la solution, elle laisse néanmoins peser sur le contribuable la charge de documenter précisément son activité, une contrainte pratique qui, bien que non constitutive d’une entrave au sens du droit de l’Union, n’en demeure pas moins une conséquence directe de la mobilité professionnelle.