Cour de justice de l’Union européenne, le 25 avril 2024, n°C-309/22

Dans une décision du 7 mai 2024, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa troisième chambre, a précisé l’étendue des obligations pesant sur les autorités nationales lors de l’évaluation des demandes d’autorisation de mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques. Saisie de deux affaires jointes sur renvoi préjudiciel par une juridiction néerlandaise, la Cour était amenée à se prononcer sur l’articulation entre l’approbation d’une substance active au niveau de l’Union et l’autorisation subséquente d’un produit contenant cette substance au niveau d’un État membre, notamment face à l’émergence de nouvelles connaissances scientifiques sur les risques pour la santé humaine.

Les faits à l’origine des litiges au principal concernaient deux produits phytopharmaceutiques distincts, autorisés à la mise sur le marché aux Pays-Bas par l’autorité nationale compétente. Dans les deux cas, une organisation non gouvernementale a contesté ces autorisations au motif que l’autorité n’avait pas correctement évalué les propriétés de perturbation endocrinienne des substances actives contenues dans ces produits, à la lumière des critères scientifiques les plus récents. Les sociétés titulaires des autorisations et l’autorité compétente soutenaient quant à elles que l’évaluation des propriétés intrinsèques d’une substance active relève de la procédure d’approbation au niveau de l’Union et n’a pas à être réitérée lors de l’examen de la demande d’autorisation du produit fini au niveau national.

Face à cette divergence d’interprétation du règlement (CE) n° 1107/2009, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour sur le point de savoir si une autorité nationale doit, lors de l’examen d’une demande d’autorisation, évaluer les effets nocifs potentiels d’une substance active, notamment ses propriétés de perturbation endocrinienne, en se fondant sur les connaissances scientifiques disponibles au moment de cet examen, même si la substance a déjà été approuvée au niveau de l’Union.

La Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant que le droit de l’Union impose bien à l’autorité nationale de prendre en compte de tels effets « compte tenu des connaissances scientifiques ou techniques pertinentes et fiables qui sont disponibles au moment de cet examen ». Par cette solution, la Cour confirme que la procédure d’autorisation nationale d’un produit phytopharmaceutique n’est pas une simple formalité découlant de l’approbation européenne de ses composants. Elle consacre une obligation de vigilance continue pour les États membres, fondée sur l’état le plus récent de la science.

Cette décision clarifie ainsi l’étendue des compétences des autorités nationales en matière d’autorisation (I), tout en réaffirmant la primauté de l’objectif de protection de la santé et de l’environnement sur les considérations de sécurité juridique (II).

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I. La confirmation d’une obligation de vigilance renforcée pour l’autorité nationale

La Cour de justice établit que l’examen national d’un produit phytopharmaceutique ne peut se dispenser d’une évaluation actualisée des risques, y compris ceux liés à ses substances actives. Elle fonde son raisonnement sur une distinction claire entre les deux niveaux de la procédure (A) et sur une lecture stricte des exigences de sécurité imposées par le règlement (B).

A. La portée distincte de l’approbation de la substance et de l’autorisation du produit

La Cour rappelle la structure à deux niveaux du système d’autorisation : l’approbation des substances actives est centralisée au niveau de l’Union, tandis que l’autorisation des produits phytopharmaceutiques finis relève de la compétence des États membres. Toutefois, elle réfute l’argument selon lequel cette répartition des tâches interdirait à une autorité nationale de réévaluer les risques liés à une substance déjà approuvée. La Cour souligne que « l’autorisation d’un tel produit ne saurait, en revanche, être considérée comme constituant une mise en œuvre purement automatique de l’approbation, par la Commission, d’une substance active contenue dans ce produit ».

Cette clarification est fondamentale. Si les États membres ne peuvent remettre en cause l’approbation même de la substance, ils conservent une responsabilité propre quant à la sécurité du produit final, tel qu’il sera utilisé sur leur territoire. La Cour précise ainsi qu’un État membre n’est pas contraint d’autoriser un produit, même si ses substances actives sont approuvées, « s’il existe des connaissances scientifiques ou techniques qui identifient un risque inacceptable pour la santé humaine ou animale ou pour l’environnement lié à l’utilisation de ce produit ». L’autorisation nationale est donc un contrôle de sécurité autonome, et non une simple chambre d’enregistrement de décisions prises à l’échelon supérieur.

B. Une évaluation conditionnée par l’état actuel des connaissances scientifiques

Pour justifier cette obligation de vigilance, la Cour s’appuie principalement sur l’article 29, paragraphe 1, sous e), du règlement n° 1107/2009. Cette disposition exige qu’un produit phytopharmaceutique, pour être autorisé, satisfasse aux conditions de l’article 4, paragraphe 3, « dans l’état actuel des connaissances scientifiques et techniques ». Or, parmi ces conditions figure l’absence d’effet nocif sur la santé humaine. La Cour en déduit logiquement que si de nouvelles connaissances, comme les critères scientifiques permettant d’identifier les perturbateurs endocriniens, deviennent disponibles, l’autorité nationale est tenue de les intégrer à son analyse.

Le moment de l’évaluation est donc crucial : c’est celui de la décision nationale, et non celui de l’approbation de la substance active qui peut être bien antérieure. En se référant également aux principes uniformes d’évaluation, qui imposent de considérer « les autres éléments d’information d’ordre technique ou scientifique » relatifs aux effets nuisibles potentiels du produit ou de ses composants, la Cour ancre solidement l’obligation de l’autorité nationale dans le texte réglementaire. Elle impose une démarche dynamique, qui oblige l’évaluateur à se fonder sur la science la plus récente et non sur un état des connaissances qui pourrait être obsolète.

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II. La suprématie de l’objectif de protection sur le principe de sécurité juridique

En imposant cette prise en compte des données scientifiques les plus récentes, la Cour fait prévaloir l’objectif de protection de la santé et de l’environnement, qui est au cœur du règlement, sur la prévisibilité attendue par les opérateurs économiques. Cette solution illustre une application rigoureuse du principe de précaution (A) et conduit à relativiser la portée du principe de sécurité juridique dans ce domaine spécifique (B).

A. L’application effective du principe de précaution au stade de l’autorisation nationale

La Cour rappelle que le règlement n° 1107/2009 est fondé sur le principe de précaution, visant à garantir un niveau élevé de protection. L’arrêt en est une application concrète et exigeante. En obligeant les autorités nationales à tenir compte de nouvelles données scientifiques sur les risques, même après l’approbation de la substance, la Cour s’assure que le principe de précaution ne reste pas lettre morte. Elle affirme que l’objectif de protection de la santé humaine et de l’environnement « “devrait primer” l’objectif d’amélioration de la production végétale ».

Cette interprétation confère aux États membres un rôle essentiel de gardien de la santé publique et de l’environnement. La présence d’une substance approuvée dans un produit ne crée pas une présomption irréfragable d’innocuité pour le produit lui-même. Si des doutes sérieux et scientifiquement étayés apparaissent, le principe de précaution justifie non seulement une évaluation approfondie mais peut aussi, le cas échéant, fonder un refus d’autorisation. La solution garantit ainsi que la mise sur le marché d’un produit ne se fasse pas au détriment de la santé, sur la base de données devenues incomplètes ou dépassées.

B. La portée limitée de la sécurité juridique pour les demandeurs d’autorisation

Face à l’argument des sociétés requérantes selon lequel la sécurité juridique exigerait une évaluation fondée sur les règles et les connaissances existant au moment du dépôt de la demande, la Cour opère une mise en balance. Elle reconnaît l’importance de ce principe, mais juge qu’il doit être concilié avec l’objectif supérieur de protection de la santé. Selon la Cour, dans le domaine des produits phytopharmaceutiques, « tout demandeur […] peut s’attendre à ce que l’état des connaissances scientifiques ou techniques soit modifié durant la procédure d’autorisation ».

Cette affirmation a une portée considérable pour les opérateurs du secteur. Elle signifie que le processus d’autorisation est intrinsèquement évolutif et que le risque réglementaire lié à l’émergence de nouvelles données scientifiques doit être assumé par le demandeur. La prévisibilité de la réglementation est donc relative. La Cour justifie cette position en rappelant que des mesures d’urgence ou des retraits d’autorisation sont explicitement prévus par le règlement en cas de nouveaux risques avérés. Par conséquent, la prise en compte de nouvelles connaissances lors de la procédure d’autorisation initiale s’inscrit dans la même logique de primauté de la protection de la santé.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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