Cour de justice de l’Union européenne, le 25 avril 2024, n°C-36/23

Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’interprétation des règles de priorité en matière de prestations familiales, dans le cadre du règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale.

En l’espèce, un ressortissant polonais exerçant une activité salariée en Allemagne percevait des allocations familiales de la part de cet État. Son épouse et leur enfant résidaient en Pologne. À la suite d’un contrôle, la caisse d’allocations familiales allemande a constaté que l’épouse était affiliée au régime de sécurité sociale agricole polonais et qu’un droit potentiel à des prestations familiales existait en Pologne, droit que l’intéressée n’avait pas fait valoir. En conséquence, l’institution allemande a annulé rétroactivement une partie des allocations versées et a réclamé le remboursement du trop-perçu directement auprès du travailleur.

Saisi du litige, le Finanzgericht Bremen (tribunal des finances de Brême, Allemagne) a décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle pratique avec le droit de l’Union. Le recours du requérant soutenait que son épouse n’exerçait pas réellement d’activité professionnelle et qu’aucune prestation n’avait été perçue en Pologne. L’institution allemande arguait, à l’inverse, que la seule existence d’un droit prioritaire en Pologne, en vertu des règles de cumul, justifiait le recouvrement des sommes indûment versées. La question posée à la Cour était donc de savoir si les règles de priorité en cas de cumul de prestations familiales, prévues par le règlement n° 883/2004, autorisent l’institution d’un État membre, dont la législation n’est pas prioritaire, à réclamer directement à l’allocataire le remboursement de prestations versées au motif qu’un droit existe dans l’État prioritairement compétent, alors même que ce dernier n’a versé aucune prestation.

À cette question, la Cour de justice répond par la négative en ce qui concerne le recouvrement auprès de l’allocataire, tout en précisant la voie de droit ouverte entre les institutions des États membres. Elle juge que l’article 68 du règlement n° 883/2004 « s’il ne permet pas à l’institution d’un État membre dont la législation n’est pas prioritaire […] de réclamer à la personne intéressée le remboursement partiel de telles prestations […], il permet toutefois à cette institution de réclamer auprès de l’institution prioritairement compétente le remboursement du montant des prestations qui excède celui qui lui incombe ». La solution adoptée par la Cour vise ainsi à protéger l’allocataire des conséquences d’un conflit de compétence entre administrations nationales (I), tout en organisant les modalités de régularisation financière sur le fondement de la coopération institutionnelle (II).

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I. La protection de l’allocataire face au risque de non-prestation

La Cour de justice veille à ce que les règles de coordination ne créent pas une situation préjudiciable pour le travailleur migrant. Elle réaffirme ainsi le principe selon lequel un droit théorique ne peut justifier une suspension des versements (A), tout en clarifiant que les mécanismes procéduraux du règlement sont au service de l’effectivité des droits du citoyen (B).

A. Le maintien du principe d’un droit effectif et non seulement théorique

La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’application des règles anti-cumul suppose que l’allocataire remplisse toutes les conditions pour exercer son droit dans l’État de résidence. Elle énonce qu’« il ne suffit pas que des prestations soient dues dans l’État membre de résidence de l’enfant concerné et soient, en parallèle, seulement susceptibles d’être versées dans un autre État membre. Il est encore nécessaire que la personne intéressée remplisse toutes les conditions, tant de forme que de fond, imposées par la législation dudit État pour pouvoir exercer ce droit ». Cette position, établie sous l’empire du règlement n° 1408/71, est ici transposée au règlement n° 883/2004. En refusant que l’institution allemande puisse se prévaloir d’un droit polonais non activé pour réclamer un remboursement à l’individu, la Cour évite que ce dernier soit pénalisé par l’inaction d’une administration ou par son propre choix de ne pas solliciter une prestation. La finalité des règles de coordination est de garantir le bénéfice de la prestation la plus favorable, et non de créer des vides juridiques où aucune prestation n’est finalement versée. La simple existence d’une possibilité de droit dans un autre État membre ne saurait donc suffire à priver le travailleur d’une prestation effectivement servie par l’État d’emploi.

B. L’interprétation des fictions procédurales au bénéfice de l’allocataire

L’institution allemande et la juridiction de renvoi s’interrogeaient sur l’impact de l’article 68, paragraphe 3, du règlement n° 883/2004, qui instaure une fiction selon laquelle une demande déposée dans un État membre est réputée déposée dans l’État prioritaire. La Cour interprète cette disposition de manière téléologique, affirmant qu’elle vise à « faciliter la circulation des travailleurs migrants, en simplifiant, d’un point de vue administratif, leurs démarches ». Ce mécanisme est conçu pour protéger les intéressés contre le formalisme et non pour se retourner contre eux. Par conséquent, cette fiction ne transforme pas un droit potentiel en un droit acquis et versé qui justifierait une action en répétition de l’indu contre l’allocataire. Au contraire, elle déclenche une obligation de dialogue et de transmission entre les institutions. En cas de défaillance de l’institution prioritaire, qui ne prend pas position suite à la transmission d’une demande, la Cour précise que l’institution initialement saisie doit continuer de verser ses propres prestations. L’allocataire est ainsi prémuni contre les lenteurs ou les désaccords administratifs, conformément à l’objectif de sécurité juridique poursuivi par le règlement.

La protection de la situation individuelle étant assurée, la Cour se devait de définir le mécanisme de régularisation des comptes entre les systèmes de sécurité sociale nationaux.

II. La consécration de la coopération loyale comme instrument de régularisation

La décision de la Cour ne laisse pas l’institution ayant versé des prestations à tort sans recours, mais elle oriente ce recours vers la bonne contrepartie. Elle fait du recouvrement une affaire purement interinstitutionnelle (A), distinguant soigneusement cette procédure de celle qui pourrait sanctionner une éventuelle fraude de l’allocataire (B).

A. Le recouvrement interinstitutionnel comme seule voie de droit

La Cour offre une solution claire à la situation du trop-perçu : l’institution de l’État non prioritaire, ici l’Allemagne, ne peut se retourner contre le bénéficiaire mais dispose d’une action contre l’institution de l’État prioritairement compétent, la Pologne. Cette solution repose sur le principe de coopération loyale, concrétisé notamment par l’article 60 du règlement d’application n° 987/2009. Ce dernier prévoit explicitement que l’institution ayant versé des prestations à titre provisoire pour un montant excédant sa charge finale « peut s’adresser à l’institution prioritaire pour le recouvrement du trop-perçu ». La Cour renforce cette logique en affirmant que les institutions des deux États membres « sont liées mutuellement et il appartient à ces deux institutions de traiter conjointement la demande déposée ». La charge financière des prestations familiales est ainsi correctement répartie conformément aux règles de priorité, sans que l’allocataire n’ait à subir les conséquences financières d’un débat sur la compétence. Cette approche consolide l’architecture du système de coordination, en faisant des institutions nationales les uniques acteurs responsables de la mise en œuvre des règles de priorité.

B. La distinction entre l’obligation d’information et la charge de la preuve

La Cour prend soin de distinguer le mécanisme de recouvrement prévu par les règles anti-cumul de l’éventuelle sanction d’une fausse déclaration de la part du requérant. Il appartenait en effet à la juridiction nationale de vérifier l’affirmation selon laquelle l’épouse n’exerçait pas d’activité professionnelle en Pologne. Si cette déclaration se révélait inexacte, la Cour précise que la solution ne réside pas dans une action en remboursement fondée sur l’article 68 du règlement. Le remède approprié serait alors l’application de « mesures proportionnées prévues par le droit national », conformément à l’article 76, paragraphe 5, du règlement. Cette distinction est fondamentale : elle préserve l’intégrité de la logique de coordination des systèmes de sécurité sociale, qui ne doit pas être dévoyée pour devenir un instrument de sanction. La charge de déterminer l’existence d’une activité professionnelle et d’en tirer les conséquences en matière de droit aux prestations incombe aux institutions compétentes, qui doivent échanger les informations nécessaires. Le travailleur est tenu à une obligation d’information, mais il ne peut être rendu responsable de l’appréciation juridique que les institutions portent sur sa situation.

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Hassan KOHEN
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