L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en première chambre, offre un éclairage essentiel sur les conditions d’autorisation des substances chimiques extrêmement préoccupantes au titre du règlement REACH. Cette décision se prononce sur le niveau d’exigence qui pèse sur la Commission européenne lorsqu’elle évalue l’indisponibilité de solutions de remplacement. En l’espèce, une société avait sollicité une autorisation pour la mise sur le marché de deux pigments à base de chromates de plomb, substances reconnues comme cancérogènes et toxiques pour la reproduction. Face aux risques sanitaires, leur utilisation était soumise à un régime d’autorisation stricte. La Commission européenne avait accordé cette autorisation pour plusieurs usages, estimant que les avantages socio-économiques l’emportaient sur les risques et qu’il n’existait pas de solutions de remplacement appropriées. Toutefois, cette autorisation était assortie de conditions, imposant notamment aux utilisateurs en aval de fournir des informations complémentaires sur la disponibilité de solutions alternatives. Un État membre a alors formé un recours en annulation contre cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne. Par un arrêt du 7 mars 2019, le Tribunal a annulé la décision de la Commission, jugeant que cette dernière avait commis une erreur de droit en n’établissant pas de manière suffisante l’absence de solutions de remplacement avant d’octroyer l’autorisation. La Commission a ensuite formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’interprétation du Tribunal sur la charge de la preuve et l’étendue de son pouvoir d’appréciation. Le problème de droit soumis à la Cour portait donc sur la portée des obligations de la Commission dans l’examen de la condition d’indisponibilité des alternatives, ainsi que sur les conséquences juridiques de l’annulation d’une telle décision d’autorisation. La Cour de justice rejette le pourvoi de la Commission sur le fond, confirmant que l’autorisation avait été accordée prématurément, mais elle annule la décision du Tribunal quant à ses effets, choisissant de maintenir temporairement en vigueur la décision illégale pour des motifs impérieux de protection de la santé humaine.
I. La consolidation de l’exigence d’une évaluation achevée des solutions de remplacement
La Cour de justice confirme l’analyse du Tribunal selon laquelle la Commission ne peut autoriser une substance extrêmement préoccupante sans avoir pleinement établi l’absence de substituts adéquats. Elle rejette ainsi l’idée d’une appréciation fractionnée et différée dans le temps (A), tout en précisant les contours du standard de preuve applicable à la faisabilité technique des alternatives (B).
A. Le rejet d’une appréciation parcellaire de l’indisponibilité des solutions de remplacement
La Cour valide le raisonnement du Tribunal qui a vu dans les conditions assortissant l’autorisation la preuve que l’analyse de la Commission n’était pas terminée. La décision litigieuse imposait en effet aux utilisateurs en aval « de fournir à l’ECHA, au plus tard le 30 juin 2017, des informations sur le caractère approprié et la disponibilité des solutions de remplacement ». Pour la Cour, cette condition révèle que la Commission n’avait pas levé toutes les incertitudes au moment où elle a statué. Or, l’article 60, paragraphe 4, du règlement REACH subordonne l’octroi d’une autorisation à la démonstration préalable de l’absence de solutions de remplacement appropriées. En reportant sur les utilisateurs une partie de cette charge d’analyse après l’octroi de l’autorisation, la Commission a méconnu ses obligations. La Cour estime que cette démarche « revient à demander aux utilisateurs en aval de fournir un complément d’information destiné à apprécier la condition d’indisponibilité des solutions de remplacement pour les usages considérés, après que ces usages ont été autorisés par la Commission ». Une telle pratique est contraire à la logique du système d’autorisation, qui exige une vérification complète et ex ante. L’autorisation ne peut être fondée sur des hypothèses ou sur la collecte future d’informations essentielles qui auraient dû fonder la décision elle-même.
B. La clarification du standard de preuve et de la notion de faisabilité technique
La Commission soutenait que le Tribunal lui avait imposé un niveau de preuve impossible à atteindre, en exigeant l’absence de toute incertitude. La Cour écarte cet argument, en précisant la portée du contrôle. Le problème ne résidait pas dans la subsistance d’incertitudes négligeables, mais dans le fait que la Commission n’avait pas mené un examen suffisant pour fonder sa conviction. Elle n’avait pas « procédé à un examen approfondi et vérifié un nombre suffisant d’informations substantielles et fiables ». De manière notable, la Cour ajoute une considération essentielle sur le critère de faisabilité. La Commission avait laissé entendre qu’elle avait appliqué un seuil de « zéro pour la perte de performance technique » pour les substituts. La Cour juge qu’un tel critère, s’il avait été appliqué, entacherait la décision d’illégalité. En effet, exiger qu’une substance de remplacement présente des performances rigoureusement identiques à celles d’une substance extrêmement préoccupante serait contraire à l’objectif même du règlement REACH, qui est de « favoriser le remplacement des substances très préoccupantes par d’autres substances appropriées ». Imposer une telle condition reviendrait à « faire obstacle à cette substitution et, par conséquent, à priver le même règlement d’une grande partie de son effet utile ». Cette clarification est fondamentale : la notion d’alternative « appropriée » n’implique pas une équivalence parfaite, mais un équilibre raisonnable entre la fonctionnalité, les risques et la viabilité économique, conformément au principe de proportionnalité.
II. La gestion pragmatique des conséquences de l’annulation de l’acte
Après avoir confirmé l’illégalité de la décision de la Commission, la Cour se penche sur les suites de l’annulation prononcée par le Tribunal. Elle identifie une erreur de droit dans l’analyse des effets de cette annulation (A), ce qui la conduit à prendre une mesure pragmatique pour préserver l’intérêt public (B).
A. La censure de l’erreur du Tribunal sur le régime applicable après annulation
Le Tribunal avait estimé que l’annulation avec effet immédiat de l’autorisation empêcherait la société de commercialiser les pigments, justifiant cette conséquence par la nécessité de protéger la santé humaine. La Cour de justice juge ce raisonnement juridiquement erroné. Elle rappelle que le règlement REACH instaure un régime transitoire spécifique. En vertu de l’article 56, paragraphe 1, sous d), lorsqu’une demande de renouvellement d’autorisation est introduite dans les délais, « la poursuite de ces utilisations est autorisée après la date d’expiration jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande d’autorisation ». Par conséquent, l’annulation de la décision de la Commission n’a pas pour effet d’interdire la substance, mais de faire renaître ce régime transitoire. La situation juridique qui en résulte est paradoxale : la société se retrouve autorisée à commercialiser les pigments sans les restrictions, même limitées, que contenait la décision annulée. L’annulation pure et simple produit donc un effet « contraire au but en vue duquel le Tribunal a refusé le maintien provisoire des effets de la décision annulée, à savoir la protection de la santé humaine ». Le raisonnement du Tribunal est donc censuré pour avoir méconnu le mécanisme prévu par le législateur de l’Union.
B. Le maintien des effets d’un acte illégal au nom de la sécurité juridique et sanitaire
Ayant constaté l’erreur du Tribunal et statuant elle-même sur ce point, la Cour décide de faire usage du pouvoir que lui confère l’article 264, second alinéa, du TFUE. Cette disposition lui permet d’indiquer ceux des effets d’un acte annulé qui doivent être considérés comme définitifs. En l’espèce, elle choisit de maintenir les effets de la décision d’autorisation illégale jusqu’à ce que la Commission statue à nouveau. Cette solution, bien que maintenant en vie un acte illégal, est justifiée par des considérations supérieures. La Cour relève que la décision annulée contenait des restrictions, notamment des limites quantitatives de mise sur le marché et des périodes de révision plus courtes pour certains usages. Le retour au régime transitoire, dépourvu de telles limites, « accroîtrait le risque de survenance d’un préjudice grave et irréparable pour la santé humaine et l’environnement ». La Cour opte donc pour la solution la moins dommageable. Ce faisant, elle privilégie la protection de la santé publique et la sécurité juridique sur le purisme d’une annulation rétroactive. Cette approche pragmatique démontre la volonté de la Cour d’éviter les vides juridiques et les conséquences potentiellement plus néfastes qui pourraient découler d’une application mécanique du principe de légalité.