Cour de justice de l’Union européenne, le 25 février 2025, n°C-146/23

Par un arrêt en date du 25 février 2025, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a précisé les contours du principe d’indépendance des juges au regard des réglementations nationales fixant leur rémunération.

En l’espèce, des juges polonais et lituaniens avaient engagé des procédures distinctes concernant le calcul de leur traitement. En Pologne, le législateur avait dérogé au mécanisme légal de revalorisation annuelle des salaires des magistrats, qui était fondé sur le salaire moyen de l’année précédente, en gelant cette base de calcul pour plusieurs années consécutives, invoquant des contraintes budgétaires. En Lituanie, les juges contestaient un système où le montant de base de leur rémunération était fixé annuellement par les pouvoirs législatif et exécutif, considérant que ce montant était insuffisant et que son mode de détermination dépendait d’une volonté politique discrétionnaire. Face à ces contestations, le Sąd Rejonowy w Białymstoku et le Vilniaus apygardos administracinis teismas ont respectivement saisi la Cour de justice d’un renvoi préjudiciel. Les juridictions de renvoi s’interrogeaient essentiellement sur la compatibilité de telles pratiques nationales avec le principe d’indépendance des juges, tel que garanti par l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, du Traité sur l’Union européenne et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux.

La question de droit posée à la Cour consistait à déterminer si le principe d’indépendance des juges s’oppose à ce que les pouvoirs législatif et exécutif d’un État membre puissent, d’une part, fixer de manière discrétionnaire la rémunération des juges et, d’autre part, déroger aux règles établies en la matière pour geler ou réduire cette rémunération.

La Cour de justice y répond en posant un cadre strict. Elle juge que si les États membres demeurent compétents pour fixer la rémunération des juges, cette compétence ne doit pas être exercée de manière arbitraire. La détermination de la rémunération doit reposer sur des critères légaux, objectifs et transparents, assurant un niveau en adéquation avec l’importance des fonctions exercées. De même, toute dérogation à ces règles, telle qu’une réduction ou un gel salarial, doit être exceptionnelle, temporaire, justifiée par un objectif d’intérêt général, non discriminatoire à l’égard des juges, et ne doit pas compromettre le caractère adéquat de leur rémunération.

Cet arrêt clarifie ainsi l’équilibre entre la souveraineté budgétaire des États membres et l’impératif de protection de l’indépendance judiciaire. La Cour encadre les modalités de fixation de la rémunération des juges (I), tout en définissant les conditions strictes dans lesquelles une dérogation à ces modalités est admissible (II).

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I. La consécration d’un cadre protecteur pour la rémunération des juges

La Cour de justice affirme que la rémunération des juges constitue une « garantie inhérente à l’indépendance des juges ». Elle en déduit que les modalités de sa fixation ne sauraient être laissées à la libre appréciation des pouvoirs politiques. Ce faisant, elle impose que ces modalités soient définies par des règles objectives et légales (A) et qu’elles assurent un niveau de rémunération adéquat (B).

A. L’exigence de modalités de fixation légales, objectives et transparentes

La Cour établit que le principe d’indépendance des juges, combiné au principe de sécurité juridique, requiert que la rémunération de ces derniers ne résulte pas d’une décision arbitraire. Pour ce faire, les modalités de sa détermination doivent être « prévues par la loi ». Cette exigence légale garantit que le cadre de la rémunération est débattu publiquement et adopté selon une procédure démocratique, limitant ainsi les risques d’une intervention discrétionnaire du pouvoir exécutif.

En outre, la Cour souligne que ces modalités doivent être « objectives, prévisibles, stables et transparentes ». L’objectivité suppose que le calcul du traitement repose sur des critères clairs et non sur la volonté fluctuante des gouvernants. La prévisibilité et la stabilité permettent aux juges de ne pas craindre qu’une décision défavorable aux pouvoirs en place puisse entraîner des représailles sur leur traitement. La transparence de la procédure de fixation des salaires contribue enfin à renforcer la confiance des justiciables dans l’imperméabilité du système judiciaire aux influences extérieures. La Cour valide ainsi implicitement les mécanismes qui, comme celui initialement prévu par la loi polonaise, rattachent l’évolution de la rémunération des juges à des indicateurs économiques objectifs, tels que le salaire moyen national.

B. La garantie d’un niveau de rémunération en adéquation avec la fonction

Au-delà des modalités formelles, la Cour se prononce sur le niveau même de la rémunération. Elle réaffirme qu’il doit être « en adéquation avec l’importance des fonctions qu’ils exercent ». Cette adéquation n’est pas un simple confort matériel, mais une condition fonctionnelle de l’indépendance. Une rémunération suffisante est ce qui permet de mettre les juges « à l’abri de toute pression visant à influer sur leurs décisions ». Elle constitue une protection contre les risques de corruption et garantit une indépendance économique qui est le corollaire de l’indépendance intellectuelle.

La Cour précise que ce caractère adéquat doit être apprécié au regard du « contexte socio-économique de l’État membre concerné ». Elle suggère une analyse comparative, notamment par rapport au salaire moyen national. Si elle reconnaît qu’une comparaison avec la rémunération d’autres professions juridiques, comme celle d’avocat, peut être pertinente pour assurer l’attractivité de la magistrature, elle écarte l’idée que la rémunération des juges devrait nécessairement être supérieure. La Cour considère en effet que les avocats, exerçant une profession libérale, « se trouvent manifestement dans une situation différente de celle des juges ». L’essentiel reste que le niveau de traitement soit suffisant pour garantir l’indépendance et la dignité de la fonction.

Après avoir solidement établi les principes régissant la fixation de la rémunération, la Cour s’attache à définir les conditions exceptionnelles permettant d’y déroger.

II. L’encadrement strict des dérogations aux règles de rémunération

La Cour admet que des mesures de gel ou de réduction de la rémunération des juges sont envisageables, mais elle les soumet à des conditions cumulatives très strictes. Ces dérogations doivent être justifiées et non discriminatoires (A) et respecter scrupuleusement le principe de proportionnalité (B).

A. La subordination de la dérogation à un objectif d’intérêt général et à un principe de non-discrimination

Toute mesure dérogeant aux règles de rémunération des juges doit d’abord être « justifiée par un objectif d’intérêt général », tel qu’un impératif de redressement des finances publiques. La Cour admet que des contraintes budgétaires sérieuses, comme celles liées à une crise économique ou à des dépenses publiques exceptionnelles, peuvent légitimer de telles mesures.

Toutefois, cette justification ne suffit pas. La Cour pose une condition essentielle : la mesure ne doit pas viser « spécifiquement les juges ». Une réduction salariale qui ne concernerait que les magistrats serait présumée porter atteinte à leur indépendance. La mesure doit au contraire s’inscrire « dans un cadre plus général visant à faire contribuer un ensemble plus large de membres de la fonction publique nationale à l’effort budgétaire ». Ainsi, les juges peuvent être soumis à des mesures d’austérité, mais uniquement s’ils partagent cet effort avec d’autres agents publics, dans un esprit de solidarité nationale. Cette exigence de non-discrimination prévient toute tentative d’utiliser la politique budgétaire comme un moyen de pression ciblé sur le pouvoir judiciaire.

B. Le respect des principes de proportionnalité et de temporalité de la mesure

Enfin, la Cour soumet la validité de la mesure dérogatoire à un contrôle de proportionnalité rigoureux. La mesure doit être « nécessaire et strictement proportionnée à la réalisation de cet objectif ». Cela implique qu’elle doit demeurer « exceptionnelle et temporaire ». Un gel ou une réduction des salaires ne saurait devenir permanent sans constituer une modification déguisée et illégitime des règles de rémunération. La dérogation doit être limitée dans le temps à la durée strictement nécessaire pour surmonter les difficultés budgétaires qui l’ont justifiée.

De plus, et c’est un point capital, la Cour précise que l’application d’une telle mesure ne doit pas « porte[r] atteinte à l’adéquation de la rémunération des juges avec l’importance des fonctions qu’ils exercent ». En d’autres termes, même après une réduction, le traitement perçu par les juges doit rester à un niveau suffisant pour préserver leur indépendance économique. Il existe donc un seuil plancher en deçà duquel une réduction salariale, même justifiée par l’intérêt général, deviendrait contraire au droit de l’Union. Enfin, la Cour rappelle que de telles mesures doivent pouvoir faire l’objet d’un « contrôle juridictionnel effectif », offrant ainsi une garantie ultime contre d’éventuels abus.

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Hassan KOHEN
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