En matière de propriété intellectuelle, la réparation du préjudice subi par le titulaire de droits en cas de contrefaçon constitue un enjeu essentiel pour garantir l’effectivité de sa protection. La directive 2004/48/CE, relative au respect des droits de propriété intellectuelle, a cherché à harmoniser les moyens de faire respecter ces droits au sein de l’Union européenne, notamment en ce qui concerne le calcul des dommages-intérêts. C’est dans ce contexte que la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée, par un renvoi préjudiciel du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne), à se prononcer sur la compatibilité d’une législation nationale offrant au titulaire de droits une option pour la réparation de son dommage.
Un organisme de gestion collective des droits d’auteur avait engagé une action contre un opérateur de télédistribution qui continuait à diffuser des œuvres audiovisuelles après l’expiration du contrat de licence les liant. Le litige portait sur la réparation du préjudice résultant de cette exploitation illicite. La législation polonaise alors en vigueur permettait au titulaire des droits lésés d’exiger soit la réparation du préjudice selon les principes généraux, soit le versement d’une somme forfaitaire correspondant au double de la rémunération qui aurait été due si une autorisation avait été demandée. Saisie de cette affaire, la juridiction polonaise a interrogé la Cour de justice sur la conformité d’un tel mécanisme avec l’article 13 de la directive 2004/48/CE, lequel encadre les modalités d’octroi de dommages-intérêts. La question se posait de savoir si la faculté de réclamer une somme forfaitaire, déconnectée de la preuve d’un préjudice effectif et de son lien de causalité avec la faute, n’instaurait pas des dommages-intérêts punitifs que la directive entend écarter.
Par son arrêt du 25 janvier 2017, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que l’article 13 de la directive ne s’opposait pas à une telle réglementation nationale. Elle a estimé que cette disposition instaurait un standard minimal de protection, laissant aux États membres la liberté de prévoir des mesures plus protectrices pour les titulaires de droits. En outre, elle a considéré que le versement d’une somme équivalente au double de la redevance hypothétique ne constituait pas nécessairement une mesure punitive, mais pouvait être un moyen de garantir la réparation intégrale du préjudice. L’analyse de cette décision révèle ainsi une interprétation flexible des règles d’indemnisation, validant un mécanisme national dérogatoire (I), tout en en définissant la portée au regard des objectifs de la directive (II).
I. La validation d’un mécanisme national d’indemnisation forfaitaire dérogatoire
La Cour de justice fonde sa solution sur une interprétation extensive des possibilités laissées aux États membres par la directive 2004/48. Elle confirme ainsi le caractère minimal de la protection instaurée par le texte européen (A), ce qui la conduit à admettre la compatibilité du mécanisme de doublement de la redevance avec l’objectif de réparation du préjudice (B).
A. La confirmation du caractère minimal de la protection accordée par la directive
La Cour rappelle d’emblée que la directive s’applique « sans préjudice des moyens prévus ou pouvant être prévus dans la législation […] nationale, pour autant que ces moyens soient plus favorables aux titulaires de droits ». Ce faisant, elle souligne que l’harmonisation visée par le texte n’est pas absolue mais relative, et qu’elle a pour but de fixer un plancher commun de protection. Les États membres conservent la faculté d’adopter ou de maintenir des dispositions offrant un niveau de protection plus élevé. La Cour précise que la directive « consacre un standard minimal concernant le respect des droits de propriété intellectuelle et n’empêche pas les États membres de prévoir des mesures plus protectrices ».
Cette approche est renforcée par une lecture combinée avec les conventions internationales pertinentes, telles que l’Accord sur les ADPIC ou la Convention de Berne, qui autorisent également les parties contractantes à accorder une protection plus étendue. En considérant que la notion de « moyen » englobe les modalités de calcul des dommages-intérêts, la Cour ouvre la voie à une validation de principe des systèmes nationaux qui, comme la loi polonaise, offrent des alternatives d’indemnisation au titulaire de droits. La flexibilité laissée aux législateurs nationaux constitue donc la pierre angulaire du raisonnement de la Cour.
B. La compatibilité du double de la redevance hypothétique avec l’objectif de réparation
L’article 13 de la directive prévoit deux modes de calcul des dommages-intérêts : soit en tenant compte de « tous les aspects appropriés », incluant le manque à gagner et les bénéfices injustement réalisés par le contrefacteur, soit, « à titre d’alternative », par la fixation d’un montant forfaitaire basé au moins sur le montant des redevances qui auraient été dues. La Cour estime que la législation polonaise s’inscrit dans cette seconde branche de l’alternative. Le fait que le montant forfaitaire soit prédéterminé par la loi au double de la redevance hypothétique ne remet pas en cause sa compatibilité avec le texte.
La Cour écarte l’argument selon lequel une telle indemnisation serait disproportionnée par rapport au préjudice réellement subi. Elle souligne que cette caractéristique « est inhérente à toute indemnisation forfaitaire », y compris celle explicitement autorisée par la directive. Le législateur européen a lui-même admis qu’une réparation puisse être décorrélée de la preuve d’un préjudice chiffré, notamment lorsqu’il est difficile à déterminer. La fixation légale d’un multiple de la redevance apparaît alors comme une modalité particulière de cette indemnisation forfaitaire, que les États membres sont libres d’adopter pour assurer une réparation effective.
Après avoir validé le principe d’un tel mécanisme, la Cour s’attache à en examiner la finalité, afin de s’assurer qu’il ne déroge pas à l’esprit de la directive, notamment en ce qui concerne l’exclusion des sanctions purement punitives.
II. La portée de la solution : une autonomie encadrée des États membres
En répondant à la juridiction de renvoi, la Cour de justice précise les contours de l’autonomie nationale en matière d’indemnisation. Elle rejette la qualification de dommages-intérêts punitifs pour le mécanisme en cause (A), tout en esquissant les limites qui s’imposent à la faculté d’option du titulaire de droits (B).
A. Le rejet de la qualification de dommages-intérêts punitifs
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la nature du doublement de la redevance, y voyant une possible sanction punitive interdite par le considérant 26 de la directive, qui précise que son but « est non pas d’introduire une obligation de prévoir des dommages-intérêts punitifs ». La Cour opère une double distinction. D’une part, elle relève que l’absence d’une obligation d’introduire de telles mesures « ne saurait être interprétée comme une interdiction d’introduire une telle mesure ». L’autonomie des États membres pourrait donc, en théorie, s’étendre jusqu’à l’adoption de sanctions de cette nature.
D’autre part, et plus fondamentalement, la Cour considère que le mécanisme litigieux ne revêt pas un caractère punitif. Elle observe que le simple paiement de la redevance qui aurait été due n’est souvent pas suffisant pour « garantir une indemnisation de l’intégralité du préjudice réellement subi ». Un tel paiement ne couvrirait ni les frais de recherche et d’identification des actes de contrefaçon, ni le préjudice moral subi par le titulaire du droit. Le versement d’une somme correspondant au double de cette redevance peut donc être considéré comme un moyen pragmatique de couvrir ces différents chefs de préjudice, sans pour autant viser à punir le contrefacteur. Ce forfait vise à assurer une réparation objective et complète, conformément aux objectifs de la directive.
B. Les limites à la faculté d’option du titulaire de droits
Si la Cour valide le système polonais, elle ne donne pas pour autant un blanc-seing à toutes les formes d’indemnisation forfaitaire. Elle prend soin de mentionner que la faculté offerte au titulaire de droits doit s’exercer dans le respect du principe général interdisant l’abus de droit, consacré par l’article 3, paragraphe 2, de la directive. Ainsi, dans des situations exceptionnelles où l’indemnisation réclamée « dépasse si clairement et considérablement le préjudice réellement subi », une telle demande pourrait être considérée comme abusive. La Cour note que le droit polonais semble permettre au juge national d’écarter une telle demande, garantissant ainsi le caractère proportionné de la réparation.
De même, la Cour répond à l’argument selon lequel ce système dispenserait le demandeur de prouver le lien de causalité. Elle estime qu’une telle exigence, si elle portait sur le montant précis du préjudice, serait « inconciliable avec l’idée même d’une fixation forfaitaire des dommages-intérêts ». Le lien de causalité nécessaire se situe entre le fait générateur, c’est-à-dire l’atteinte au droit, et le principe même de l’existence d’un préjudice. Le choix d’une indemnisation forfaitaire a précisément pour objet de libérer le titulaire de la charge de quantifier ce préjudice, simplifiant ainsi l’exercice de ses droits.