Par un arrêt du 12 juillet 2018, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en tant que juridiction de pourvoi, s’est prononcée sur les conditions d’exercice du pouvoir de sanction de la Commission européenne en matière de droit de la concurrence. En l’espèce, une entreprise de télécommunications, ancien monopole dans un État membre, a fait l’objet d’une décision de la Commission constatant une infraction à l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Il lui était reproché d’avoir mis en œuvre une stratégie visant à entraver l’accès des opérateurs concurrents à son réseau, abusant ainsi de sa position dominante sur les marchés de gros de l’accès à large bande. Cette infraction, qualifiée d’unique et continue, avait pris fin près de dix-huit mois avant l’adoption de la décision litigieuse, notamment suite à un accord conclu entre l’opérateur et l’autorité de régulation nationale.
Saisie par l’entreprise, la Commission a adopté une décision lui infligeant une amende de plus de cent vingt-sept millions d’euros pour ce comportement passé. L’entreprise a alors formé un recours en annulation de cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne, et subsidiairement en réformation du montant de l’amende. Par un arrêt du 17 décembre 2015, le Tribunal a rejeté l’intégralité du recours. L’entreprise a par la suite formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’arrêt du Tribunal sur plusieurs points de droit. Elle soutenait principalement que la Commission aurait dû justifier d’un intérêt légitime pour constater une infraction passée, même en infligeant une amende. Elle arguait également que le Tribunal avait commis des erreurs dans son contrôle de l’appréciation de la gravité de l’infraction et dans son refus de reconnaître des circonstances atténuantes.
Plusieurs questions de droit étaient ainsi posées à la Cour. D’une part, il s’agissait de déterminer si l’obligation pour la Commission de démontrer un intérêt légitime à constater une infraction passée, prévue par le règlement n° 1/2003, s’applique lorsqu’elle décide simultanément d’infliger une amende pour cette même infraction. D’autre part, la Cour était invitée à préciser la portée du contrôle juridictionnel sur les éléments pris en compte pour le calcul de l’amende, notamment la distinction entre la nature de l’infraction et ses effets concrets. Enfin, la qualification d’éventuelles mesures réparatrices en tant que circonstances atténuantes était en jeu.
La Cour de justice rejette le pourvoi dans son intégralité. Elle juge que l’exercice par la Commission de son pouvoir d’infliger une amende lui confère implicitement celui de constater l’infraction, sans qu’il soit nécessaire de justifier d’un intérêt légitime distinct, y compris pour une infraction passée. La Cour valide également l’analyse du Tribunal selon laquelle la Commission a fondé le calcul de l’amende sur la nature intrinsèquement grave de l’abus plutôt que sur ses effets mesurables sur le marché, rendant inopérants les griefs relatifs à la preuve de ces derniers. Enfin, elle confirme que les investissements réalisés par l’entreprise, étant motivés par des considérations commerciales et réglementaires, ne sauraient constituer une circonstance atténuante.
L’arrêt vient clarifier les prérogatives de la Commission dans l’exercice de son pouvoir de sanction pour des infractions passées (I), tout en réaffirmant le cadre d’appréciation du juge dans le contrôle du montant de l’amende (II).
I. Les prérogatives clarifiées de la Commission face à une infraction passée
La décision de la Cour de justice confirme la solidité des fondements juridiques sur lesquels la Commission peut s’appuyer pour sanctionner un comportement anticoncurrentiel révolu. Elle écarte une interprétation de l’article 7 du règlement n° 1/2003 qui aurait pu constituer une entrave procédurale, en rejetant l’exigence d’une justification de l’intérêt légitime lorsque le pouvoir de sanction pécuniaire est exercé (A). Ce faisant, elle consacre un pouvoir implicite de constatation de l’infraction qui découle directement du pouvoir d’infliger une amende (B).
A. Le rejet d’une obligation générale de justifier d’un intérêt légitime
L’entreprise requérante soutenait que, l’infraction ayant cessé, la Commission était tenue de démontrer un intérêt légitime à la constater, conformément à l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 1/2003. La Cour rejette cette lecture en validant l’interprétation du Tribunal. Elle juge que l’obligation d’établir un tel intérêt ne s’impose à la Commission que dans une hypothèse cumulative : lorsque « à la fois, cette infraction est terminée et la Commission n’impose pas d’amende ». Cette solution préserve l’effectivité du pouvoir de sanction de la Commission. Une solution contraire aurait permis à une entreprise de se soustraire plus facilement à une sanction pécuniaire en cessant son comportement fautif juste avant l’intervention de la Commission, puis en contestant l’intérêt de celle-ci à poursuivre une infraction désormais passée.
La Cour souligne ainsi que la constatation d’une infraction passée sans amende est une faculté subsidiaire, utile notamment pour clarifier un point de droit ou prévenir la répétition d’un comportement, et c’est dans ce cadre seul que la pertinence de l’action de la Commission doit être motivée. En revanche, lorsque le pouvoir d’infliger une amende, prévu à l’article 23 du même règlement, est exercé, cet exercice se justifie par lui-même, la sanction pécuniaire ayant une fonction répressive et dissuasive qui constitue en soi un intérêt légitime suffisant.
B. La consécration d’un pouvoir implicite de constater l’infraction
Pour asseoir son raisonnement, la Cour rappelle une jurisprudence établie selon laquelle le pouvoir de prendre des décisions de sanction implique nécessairement celui de constater l’infraction elle-même. Elle énonce clairement que « l’exercice, par la Commission, de son pouvoir d’infliger une amende lui confère le pouvoir implicite de constater l’infraction, sans qu’elle soit tenue de justifier d’un intérêt légitime pour effectuer cette constatation, y compris s’il s’agit d’une infraction commise dans le passé ». Cette affirmation ancre le pouvoir de constat dans le pouvoir de sanction, les deux étant indissociables. Le pouvoir de sanctionner une infraction en vertu de l’article 23 du règlement serait vidé de sa substance s’il ne comprenait pas celui d’établir, dans la même décision, la matérialité, la qualification et l’imputabilité de cette infraction.
Cette approche pragmatique évite un formalisme excessif qui nuirait à l’efficacité de la politique de concurrence. Elle confirme que l’objectif principal du règlement est de permettre à la Commission de réprimer les violations des articles 101 et 102 TFUE, que ces violations soient en cours ou qu’elles aient pris fin. La cessation du comportement infractionnel n’affecte donc en rien la compétence de la Commission pour sanctionner les agissements passés, tant que le délai de prescription pour l’imposition des amendes n’est pas écoulé.
II. L’appréciation réaffirmée du juge dans le contrôle du montant de l’amende
Au-delà des aspects procéduraux, l’arrêt est riche d’enseignements quant au contrôle exercé par le juge de l’Union sur la détermination du montant des amendes. La Cour valide la distinction opérée par le Tribunal entre la nature et les effets de l’infraction dans l’évaluation de sa gravité (A) et adopte une conception stricte des circonstances atténuantes (B), confirmant ainsi la marge d’appréciation de la Commission dans ce domaine.
A. La distinction entre la nature et les effets de l’infraction pour l’évaluation de sa gravité
L’entreprise requérante reprochait au Tribunal d’avoir dénaturé la décision de la Commission en considérant qu’elle ne s’était pas fondée sur les effets réels ou probables de l’infraction pour fixer le montant de l’amende. La Cour balaye cet argument en se livrant à une analyse minutieuse des motifs de l’arrêt attaqué et de la décision litigieuse. Elle confirme que le Tribunal a pu, à bon droit, considérer que l’évaluation de la gravité reposait sur la nature même de l’infraction. En l’espèce, il s’agissait d’un abus d’exclusion commis délibérément par un opérateur dominant, comportement considéré comme intrinsèquement grave, indépendamment d’une quantification précise de son impact sur le marché.
La Cour approuve donc le Tribunal d’avoir jugé que la référence dans la décision de la Commission à un « impact négatif sur la concurrence et les consommateurs » devait être lue « comme se référant, de façon générale et abstraite, à la nature de l’infraction ». Cette approche est conforme aux lignes directrices pour le calcul des amendes, qui permettent de fixer un taux de gravité élevé pour les abus dont l’objet même est d’exclure des concurrents. Par conséquent, les arguments de l’entreprise visant à démontrer l’absence de preuve des effets concrets de son comportement étaient inopérants, puisque la Commission ne s’était pas appuyée sur de tels effets pour motiver la sanction. Cette solution conforte la capacité de la Commission à sanctionner lourdement des abus par nature, sans être tenue de s’engager dans des démonstrations économiques complexes et souvent aléatoires de leurs effets réels.
B. L’interprétation restrictive des circonstances atténuantes
Enfin, l’arrêt se prononce sur la demande de l’entreprise de voir ses investissements post-infractionnels qualifiés de circonstance atténuante. La Cour confirme l’appréciation du Tribunal, qui avait refusé d’y voir une mesure réparatrice. Les juges relèvent que ces investissements, bien que prévus dans un accord avec le régulateur national, étaient motivés par la volonté d’éviter des contraintes réglementaires plus sévères, telle une séparation fonctionnelle, et relevaient d’une stratégie commerciale normale. Ils ne constituaient donc pas une réparation du préjudice causé par l’infraction. Le Tribunal avait jugé que ces investissements constituaient « un élément normal de la vie des affaires, dès lors qu’ils bénéficiaient avant tout à [l’entreprise] elle-même ».
En validant ce raisonnement, la Cour de justice établit une distinction claire entre des actions relevant de la gestion d’entreprise, même si elles sont bénéfiques pour le marché, et de véritables mesures de réparation qui pourraient justifier une réduction de l’amende. Pour être qualifiée de circonstance atténuante, une mesure post-infractionnelle doit aller au-delà de ce qui peut être attendu d’un opérateur économique agissant dans son propre intérêt commercial ou sous la pression réglementaire. Cette interprétation stricte préserve le caractère exceptionnel des circonstances atténuantes et renforce la portée dissuasive des amendes en matière de concurrence.