Cour de justice de l’Union européenne, le 25 juillet 2018, n°C-129/17

Par un arrêt en date du 25 juillet 2018, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur l’étendue du droit exclusif conféré au titulaire d’une marque, s’agissant de la faculté de s’opposer à la suppression des signes apposés sur ses produits par un tiers en vue de leur importation dans l’Espace économique européen.

En l’espèce, une entreprise titulaire de plusieurs marques de l’Union européenne et du Benelux relatives à des chariots élévateurs à fourche, ainsi que sa filiale détenant l’exclusivité de leur commercialisation dans l’Espace économique européen, ont constaté qu’un tiers procédait à des agissements particuliers. Ce dernier acquérait, en dehors de l’Espace économique européen, des chariots élévateurs fabriqués par le groupe du titulaire de la marque, puis les introduisait sur le territoire de l’Union en les plaçant sous le régime de l’entrepôt douanier. Sous ce régime, le tiers supprimait tous les signes identiques aux marques enregistrées, modifiait les produits pour les rendre conformes aux normes européennes, remplaçait les numéros de série et y apposait ses propres signes distinctifs avant de les importer et de les commercialiser.

Le titulaire des marques et sa filiale ont alors engagé une action en justice afin d’obtenir la cessation de ces pratiques. Déboutés en première instance par le tribunal de commerce de Bruxelles, ils ont interjeté appel devant la cour d’appel de Bruxelles. Cette juridiction, tout en reconnaissant le caractère illicite de l’importation parallèle de produits revêtus de la marque, a éprouvé des doutes quant à la qualification des opérations de suppression et de ré-apposition de signes. Elle a donc décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Il s’agissait de savoir si le droit des marques de l’Union permet au titulaire de s’opposer à ce qu’un tiers, sans son consentement, supprime les signes identiques à sa marque sur des produits jamais commercialisés dans l’Espace économique européen afin de les y importer, notamment en y apposant un nouveau signe.

À cette question, la Cour répond par l’affirmative. Elle juge que le titulaire d’une marque peut interdire qu’un tiers supprime les signes identiques à cette marque et en appose de nouveaux sur des produits placés en entrepôt douanier, lorsque ces opérations visent à leur importation ou à leur mise en commerce dans l’Espace économique européen où ils n’ont jamais été commercialisés. La Cour justifie cette solution en considérant que de tels agissements constituent un « usage dans la vie des affaires » portant atteinte au droit du titulaire de contrôler la première mise en circulation de ses produits et aux fonctions essentielles de la marque.

La décision étend ainsi la notion d’usage illicite à des actes de suppression de la marque (I), renforçant par là même la protection du titulaire contre les stratégies de contournement du principe d’épuisement des droits (II).

I. L’extension de la notion d’usage illicite aux actes de suppression de la marque

La Cour de justice opère une lecture extensive de la notion d’usage dans la vie des affaires, en y incluant la suppression matérielle du signe (A), justifiée par la nécessité de préserver les fonctions fondamentales que la marque a vocation à remplir (B).

A. La qualification de la suppression de la marque comme un usage dans la vie des affaires

Pour que le droit exclusif du titulaire soit opposable, il est nécessaire que le comportement du tiers constitue un « usage dans la vie des affaires ». La Cour considère que cette condition est remplie en l’espèce. Elle relève que « l’opération consistant de la part du tiers à supprimer les signes identiques à la marque pour apposer ses propres signes implique un comportement actif de la part de ce tiers ». Cet acte, bien que consistant en une suppression, n’est pas une simple omission. Il s’inscrit dans une démarche commerciale visant à un avantage économique, à savoir l’importation et la commercialisation des produits dans l’Espace économique européen.

En qualifiant ainsi le « démarquage » d’usage, la Cour dépasse une interprétation littérale qui pourrait limiter la notion d’usage à l’apposition ou à la mention positive du signe dans la communication commerciale. Elle s’attache à la finalité de l’opération, qui est de préparer les produits à une exploitation commerciale et de contourner les droits du titulaire. Cette approche fonctionnelle permet de saisir des comportements qui, bien que ne créant pas de risque de confusion au sens classique, n’en lèsent pas moins les intérêts légitimes du propriétaire de la marque en l’empêchant d’exercer son contrôle sur le marché.

La Cour estime que le fait que ces opérations se déroulent sous le régime de l’entrepôt douanier est sans incidence, dès lors qu’elles sont effectuées « en vue de l’importation et de la mise dans le commerce de ces marchandises dans l’EEE ». Cette précision confirme que l’intention commerciale suffit à caractériser l’usage, même si le produit n’est pas encore en libre pratique.

B. L’atteinte portée aux fonctions essentielles de la marque

La justification principale de la solution réside dans la protection des fonctions de la marque. La Cour rappelle que le droit exclusif vise à permettre au titulaire de protéger ses intérêts spécifiques en tant que propriétaire, c’est-à-dire de garantir que la marque puisse remplir ses fonctions. Or, les agissements du tiers portent atteinte à plusieurs d’entre elles.

Premièrement, la fonction d’indication d’origine est affectée. La Cour souligne que la suppression de la marque « prive le titulaire de cette dernière du bénéfice du droit essentiel, qui lui est reconnu par la jurisprudence […], de contrôler la première mise dans le commerce de produits revêtus de la marque dans l’EEE ». Ce contrôle est fondamental pour garantir au consommateur l’origine du produit. Le fait que le public puisse encore identifier le produit grâce à son apparence, loin d’être une circonstance atténuante, est jugé comme étant « de nature à accentuer les effets d’une telle affectation ».

Deuxièmement, les fonctions d’investissement et de publicité sont compromises. En commercialisant les produits avant même que le titulaire ait pu le faire sous sa propre marque, le tiers « est de nature à gêner de manière substantielle l’emploi de ladite marque, par ledit titulaire, pour acquérir une réputation susceptible d’attirer ou de fidéliser des consommateurs ». De tels agissements privent le titulaire de la possibilité de réaliser la valeur économique de son investissement lors de la première mise sur le marché.

En se fondant sur l’atteinte à ces fonctions, la Cour ancre sa décision dans une logique économique de protection de la marque comme outil de concurrence, au-delà de sa simple fonction de signe distinctif.

II. Le renforcement de la protection du titulaire contre les stratégies de contournement

Cette décision a une portée significative en ce qu’elle consolide le droit de contrôle du titulaire sur le marché intérieur (A) et affirme une position claire contre les manœuvres visant à neutraliser le principe de l’épuisement communautaire du droit des marques (B).

A. La consolidation du droit de contrôle sur la première mise sur le marché

L’arrêt réaffirme avec force le principe selon lequel le titulaire d’une marque dispose du droit de contrôler la première mise dans le commerce de chaque exemplaire de son produit au sein de l’Espace économique européen. La règle de l’épuisement du droit, qui interdit au titulaire de s’opposer à la circulation ultérieure des produits, ne s’applique que si cette première commercialisation a été effectuée dans l’EEE par lui-même ou avec son consentement. En l’espèce, les produits provenant de pays tiers n’avaient jamais été mis sur le marché européen.

La stratégie du tiers consistait précisément à contourner cette règle. En supprimant la marque avant l’importation formelle, il espérait faire échapper ses agissements au champ d’application du droit des marques, arguant que les produits, au moment de leur entrée en libre pratique, n’étaient plus revêtus du signe protégé. La Cour déjoue cette manœuvre en considérant que l’ensemble de l’opération, incluant la suppression, constitue un usage illicite. Elle protège ainsi non seulement l’usage de la marque elle-même, mais aussi le droit de décider *si* et *comment* les produits revêtus de cette marque entreront sur le marché.

Cette solution garantit au titulaire la possibilité de maintenir des stratégies commerciales différenciées entre l’Espace économique européen et le reste du monde, ce qui constitue l’un des fondements de la règle de l’épuisement communautaire et non international.

B. La condamnation d’une stratégie de contournement du droit des marques

Au-delà de l’aspect technique, la décision revêt une dimension morale en sanctionnant un comportement dont la finalité est de priver d’effet une règle de droit. La Cour estime que la suppression des signes dans le but de contourner le droit du titulaire d’interdire l’importation est « contraire à l’objectif d’assurer une concurrence non faussée ». Elle s’oppose à ce qu’un opérateur économique tire profit de la réputation attachée à des produits tout en se soustrayant aux contraintes du droit des marques.

Le fait que le tiers appose ensuite ses propres signes est un élément aggravant, car il parachève la manœuvre en s’appropriant la substance du produit pour le commercialiser sous une nouvelle identité. L’arrêt s’inscrit ainsi dans une jurisprudence qui tend à appréhender les stratégies commerciales dans leur globalité pour en apprécier la licéité au regard des objectifs du droit de la concurrence et de la propriété intellectuelle.

Enfin, la Cour note que sa solution est confortée par l’évolution du droit positif, citant l’article 9, paragraphe 4, du règlement n° 207/2009, tel que modifié en 2016. Cette nouvelle disposition habilite expressément le titulaire à empêcher l’introduction dans l’Union de produits provenant de pays tiers et portant sans autorisation sa marque, y compris lorsqu’ils ne sont pas destinés à y être mis en libre pratique. Bien que cette disposition vise une situation légèrement différente (les produits portent encore la marque), elle témoigne de la volonté du législateur de renforcer le contrôle aux frontières et de lutter contre les flux de produits contrefaisants ou illicites, une volonté que la Cour vient ici appuyer par son interprétation.

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Hassan KOHEN
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