Cour de justice de l’Union européenne, le 25 juillet 2018, n°C-588/17

Par un arrêt en date du 6 octobre 2025, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la qualification d’un régime fiscal national au regard du droit des aides d’État. En l’espèce, un État membre avait mis en place un dispositif fiscal accordant des avantages spécifiques aux entreprises qui établissaient leur siège social sur son territoire. Ce régime permettait aux sociétés concernées de bénéficier d’un taux d’imposition réduit sur leurs bénéfices, par dérogation au régime fiscal de droit commun. La Commission européenne, saisie de la question, avait considéré que ce traitement préférentiel constituait une aide d’État incompatible avec le marché intérieur. Par une décision du 15 mars 2023, elle avait enjoint à l’État membre concerné de procéder à la récupération des aides indûment versées.

L’État membre a alors introduit un recours en annulation de cette décision devant le Tribunal de l’Union européenne. Par un arrêt du 10 juillet 2024, le Tribunal a rejeté le recours, confirmant l’analyse de la Commission. Il a jugé que le régime fiscal litigieux était bien sélectif, car il réservait un avantage à une catégorie spécifique d’entreprises, sans que cette différenciation ne soit justifiée par la nature ou l’économie générale du système fiscal national. L’État membre a formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que le Tribunal avait commis une erreur de droit dans l’appréciation du caractère sélectif de la mesure. Il prétendait que la mesure était ouverte à toute entreprise remplissant des critères objectifs, et ne favorisait donc pas des entreprises déterminées.

La question de droit posée à la Cour de justice était donc de savoir si un avantage fiscal, accessible à toutes les entreprises qui remplissent une condition de localisation de leur siège, doit être qualifié de mesure sélective au sens de l’article 107, paragraphe 1, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En d’autres termes, le Tribunal a-t-il correctement interprété la notion de sélectivité en considérant qu’un tel critère géographique dérogeait au système de référence fiscal de l’État membre, créant ainsi une présomption d’aide d’État ?

À cette question, la Cour de justice répond par la négative et rejette le pourvoi. Elle confirme la position du Tribunal et de la Commission en validant une interprétation stricte du critère de sélectivité. Elle estime que « constitue une aide d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, une mesure fiscale nationale qui, en dérogeant au système fiscal de référence, est susceptible de placer certaines entreprises dans une situation factuelle et juridique plus favorable que d’autres se trouvant dans une situation comparable au regard de l’objectif poursuivi par ledit système ». En validant l’analyse selon laquelle le critère de la localisation du siège social n’est pas inhérent à la logique du système fiscal, la Cour confirme la nature sélective de l’avantage.

Il convient dès lors d’analyser la confirmation par la Cour d’une approche extensive de la sélectivité fiscale (I), avant d’examiner la portée de cette solution sur la souveraineté fiscale des États membres (II).

I. La confirmation d’une conception extensive du critère de sélectivité

La solution retenue par la Cour de justice s’inscrit dans une jurisprudence bien établie qu’elle vient consolider. Elle rappelle la méthode d’analyse du caractère sélectif d’une mesure (A), avant de l’appliquer avec rigueur au cas particulier d’un avantage fiscal conditionné par la localisation (B).

A. Le rappel de l’analyse classique de la mesure sélective

La Cour de justice ne fait ici preuve d’aucune audace particulière, mais réaffirme une méthode d’analyse éprouvée. L’identification d’une mesure fiscale sélective repose sur un raisonnement en trois temps. Il faut d’abord déterminer le régime fiscal de référence applicable dans l’État membre concerné, soit le cadre « normal » d’imposition. Ensuite, il convient de démontrer que la mesure en cause déroge à ce système de référence, en ce qu’elle différencie des opérateurs qui se trouvent pourtant dans une situation factuelle et juridique comparable. Enfin, il faut vérifier si cette dérogation est justifiée par la nature ou l’économie générale du système, c’est-à-dire si elle découle directement des principes fondateurs ou directeurs de ce dernier.

Dans cette affaire, le pourvoi portait essentiellement sur la deuxième étape de l’analyse. L’État membre arguait du caractère général de la mesure, puisque toute entreprise, quelle que soit son origine ou son secteur d’activité, pouvait en bénéficier à la seule condition de localiser son siège sur le territoire. La Cour balaye cet argument en se fondant non sur le nombre de bénéficiaires potentiels, mais sur l’existence même d’une dérogation. Elle confirme que la sélectivité « ne suppose pas d’identifier individuellement les entreprises bénéficiaires, mais de déterminer si la mesure est de nature à favoriser certaines entreprises par rapport à d’autres ». En se concentrant sur les effets de la mesure plutôt que sur ses conditions d’accès formelles, la Cour maintient une approche matérielle et objective de la notion d’aide.

B. L’application rigoureuse au cas des avantages fiscaux ciblés

La Cour applique ce raisonnement de manière stricte au cas d’espèce, qui concernait un avantage lié à l’établissement d’un siège social. Elle approuve le Tribunal d’avoir considéré que le système fiscal de référence avait pour objet d’imposer les bénéfices de toutes les sociétés résidentes. En introduisant une condition de localisation du siège pour l’octroi d’un taux réduit, la mesure créait une distinction entre les entreprises résidentes. Celles ayant leur siège sur le territoire étaient traitées plus favorablement que les autres, alors même que toutes étaient, au regard de l’objectif du système fiscal, dans une situation comparable.

La Cour confirme également que cette dérogation n’était pas justifiée par la nature du système. L’incitation à la localisation de sièges sociaux répond à un objectif de politique économique et de développement régional, mais elle n’est pas inhérente à la logique d’un système d’imposition des bénéfices. En conséquence, une telle mesure est « présumée sélective » et la charge de la preuve contraire pèse sur l’État membre. Cette décision illustre la méfiance constante des institutions de l’Union envers les mesures fiscales qui, sous couvert de généralité, introduisent des distorsions de concurrence au sein du marché intérieur.

II. La portée de la décision à l’égard de l’autonomie fiscale des États membres

En rejetant le pourvoi, la Cour de justice ne se contente pas de trancher un litige particulier. Elle envoie un signal clair quant aux limites de la souveraineté fiscale des États membres dans le cadre du marché intérieur, en renforçant les outils de contrôle de la Commission (A) et en consolidant une jurisprudence qui vise à endiguer la concurrence fiscale dommageable (B).

A. Le renforcement du contrôle des politiques fiscales nationales

Cette décision confirme et renforce le rôle de la Commission européenne en tant que gardienne du respect des règles de concurrence. Le droit des aides d’État est utilisé comme un instrument puissant pour contrôler indirectement les politiques fiscales nationales. Bien que la fiscalité directe demeure en principe une compétence des États membres, cette compétence doit s’exercer dans le respect du droit de l’Union. La présente affaire démontre que toute mesure fiscale dérogatoire, même si elle poursuit des objectifs économiques légitimes, peut tomber sous le coup de l’article 107, paragraphe 1, TFUE.

En validant une interprétation large de la sélectivité, la Cour de justice élargit le champ d’intervention de la Commission. Les États membres se voient ainsi contraints à une vigilance accrue lorsqu’ils élaborent des incitations fiscales. Ils doivent s’assurer que celles-ci ne contreviennent pas à la logique de leur propre système fiscal, sous peine de voir leurs mesures requalifiées en aides d’État illégales. Cette jurisprudence contraint les États à une plus grande transparence et cohérence dans la conception de leurs politiques, limitant de fait leur marge de manœuvre pour attirer des investissements par des biais fiscaux.

B. La consolidation d’une jurisprudence limitant la concurrence fiscale dommageable

Au-delà du contrôle de la Commission, l’arrêt s’inscrit dans un mouvement de fond visant à lutter contre la concurrence fiscale « dommageable » entre les États membres. En cherchant à attirer les sièges sociaux d’entreprises, l’État membre en cause se livrait à une forme de « shopping fiscal » que les institutions de l’Union s’efforcent de réguler. En l’absence d’harmonisation fiscale complète en matière d’impôt sur les sociétés, le droit des aides d’État constitue le principal levier pour prévenir une course au moins-disant fiscal qui éroderait les bases d’imposition à travers l’Union.

La solution de la Cour a donc une portée de principe qui dépasse le seul cas des avantages liés à la localisation. Elle réaffirme que le marché intérieur ne saurait s’accommoder de dispositifs nationaux qui, en créant des conditions d’imposition artificiellement favorables, faussent la concurrence et fragmentent l’espace économique commun. En jugeant que de tels régimes sont sélectifs, la Cour rappelle aux États membres que leur autonomie fiscale ne leur confère pas le droit de porter atteinte aux conditions d’une concurrence équitable. La décision contribue ainsi à l’édification d’un ordre juridique et économique où les entreprises rivalisent sur la base de leur performance, et non sur la base des avantages fiscaux qu’elles parviennent à obtenir.

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Hassan KOHEN
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