Cour de justice de l’Union européenne, le 25 mars 2010, n°C-278/08

Par un arrêt en date du 25 mars 2010, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé, dans le cadre d’une procédure de renvoi préjudiciel, le régime juridique de l’utilisation de marques à titre de mots-clés dans les services de référencement payant sur Internet. Cette décision intervient dans un contexte où le développement du commerce électronique soulève des questions inédites quant à l’étendue du droit exclusif conféré au titulaire d’une marque.

En l’espèce, une société spécialisée dans l’organisation de voyages, titulaire d’une marque figurative et verbale enregistrée, a constaté qu’un concurrent utilisait des signes identiques ou similaires à sa marque comme mots-clés sur un moteur de recherche. La saisie de ces termes par un internaute déclenchait l’affichage d’un lien promotionnel vers le site du concurrent dans la rubrique des « liens commerciaux ». Le titulaire de la marque a alors engagé une action pour faire cesser cet usage qu’il estimait porter atteinte à ses droits.

La procédure a été initiée devant les juridictions autrichiennes. Le Landesgericht Wels a d’abord fait droit à la demande en référé, interdisant au concurrent l’usage des termes litigieux. Cette ordonnance a été partiellement modifiée en appel par l’Oberlandesgericht Linz. Saisie d’un pourvoi, la juridiction suprême autrichienne, l’Oberster Gerichtshof, a sursis à statuer afin de poser à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles.

Il était essentiellement demandé à la Cour de déterminer si le titulaire d’une marque est habilité à interdire à un tiers de sélectionner, sans son consentement, un signe identique ou similaire à cette marque comme mot-clé dans un service de référencement sur Internet. La question portait donc sur le point de savoir si un tel usage constitue une exploitation que le titulaire peut monopoliser au titre de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/104/CEE, et dans quelles conditions cette interdiction peut être exercée.

La Cour de justice répond que le titulaire de la marque peut effectivement interdire une telle pratique, mais uniquement lorsque la publicité affichée ne permet pas ou permet seulement difficilement à l’internaute moyen de savoir si les produits ou services visés proviennent du titulaire de la marque, d’une entreprise économiquement liée, ou au contraire d’un tiers.

Cette solution conduit à reconnaître que l’usage d’une marque comme mot-clé relève bien du champ du droit des marques, mais en soumettant sa sanction à une condition précise liée à la perception du consommateur. Il convient ainsi d’examiner la reconnaissance de l’usage du signe dans la vie des affaires (I), avant d’analyser la portée de la solution, qui repose sur la prévention d’une atteinte à la fonction essentielle de la marque (II).

I. La qualification de l’usage de la marque comme mot-clé

La Cour de justice établit que la sélection d’un signe protégé en tant que mot-clé constitue bien un usage dans la vie des affaires (A), mais elle subordonne la possibilité de l’interdire non pas à l’usage lui-même, mais à sa capacité à porter atteinte à la fonction d’indication d’origine de la marque (B).

A. La reconnaissance d’un usage dans la vie des affaires

Pour que le droit exclusif du titulaire de la marque puisse être exercé, l’usage du signe par le tiers doit avoir lieu « dans la vie des affaires », être fait pour des produits ou services, et porter atteinte aux fonctions de la marque. La Cour confirme sans ambiguïté que la sélection d’un mot-clé par un annonceur pour déclencher une publicité remplit la première de ces conditions. En effet, cet usage est effectué dans le cadre d’une activité commerciale visant à promouvoir des services et à attirer une clientèle.

La Cour rappelle sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt *Google France et Google*, en précisant que « le signe sélectionné par l’annonceur en tant que mot clé dans le cadre d’un service de référencement sur Internet est le moyen utilisé par lui pour déclencher l’affichage de son annonce et fait donc l’objet d’un usage ‘dans la vie des affaires’ ». Cet usage est donc directement lié à la compétition économique entre les opérateurs, ce qui justifie l’application du droit des marques.

De plus, la Cour considère que cet usage est bien fait « pour des produits ou des services » de l’annonceur, même si le mot-clé lui-même n’apparaît pas dans l’annonce. Le mot-clé est l’outil qui permet de présenter une offre commerciale à l’internaute au moment précis où celui-ci exprime un intérêt pour des services similaires. La qualification d’usage dans la vie des affaires étant ainsi établie, la question se déplace vers les conditions de son interdiction.

B. La centralité de l’atteinte à la fonction d’indication d’origine

La Cour de justice rappelle que le droit sur la marque n’est pas absolu et vise à protéger les intérêts spécifiques de son titulaire, c’est-à-dire à garantir que la marque puisse remplir ses fonctions. Parmi celles-ci, la fonction essentielle est celle d’indication d’origine, qui garantit au consommateur que le produit ou le service revêtu de la marque provient d’une source unique. L’exercice du droit d’interdire est donc conditionné par une atteinte, ou un risque d’atteinte, à cette fonction.

Dans le cas d’un usage d’un signe identique ou similaire à la marque comme mot-clé, la Cour estime que l’atteinte à la fonction d’origine se matérialise lorsque l’annonce affichée est ambiguë. Elle précise qu’il y a atteinte « lorsque l’annonce ne permet pas ou permet seulement difficilement à l’internaute normalement informé et raisonnablement attentif de savoir si les produits ou les services visés par l’annonce proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée à celui-ci ou, au contraire, d’un tiers ».

Le critère n’est donc pas l’usage du mot-clé en soi, mais la clarté de l’annonce qui en résulte. Si l’annonce suggère un lien économique qui n’existe pas, ou si elle est si vague que l’origine des services reste incertaine, le titulaire peut s’opposer à son affichage. La Cour fusionne ici l’analyse, que l’on soit sous l’empire de l’article 5, paragraphe 1, sous a) ou sous b), en la ramenant à une évaluation de la confusion potentielle dans l’esprit du public.

II. La portée d’une solution pragmatique

Cette décision se distingue par son approche pragmatique, centrée sur la perception de l’internaute (A), tout en cherchant à préserver un équilibre entre la protection des marques et le maintien d’une concurrence saine sur le marché numérique (B).

A. L’appréciation de l’atteinte au regard de la perception de l’internaute

En faisant de la perception de « l’internaute normalement informé et raisonnablement attentif » le pivot de sa solution, la Cour ancre l’analyse dans une réalité concrète. Ce standard, classique en droit des marques, est ici appliqué au contexte spécifique de la recherche en ligne. L’appréciation est laissée au juge national, qui devra évaluer, au cas par cas, si la présentation du lien commercial et du message qui l’accompagne est suffisamment transparente.

Le simple fait que l’annonce d’un concurrent apparaisse ne suffit pas à caractériser une atteinte. Il faut que sa formulation ou sa présentation induise en erreur. Par exemple, si l’annonceur utilise la marque de son concurrent dans le corps de son propre message commercial sans préciser qu’il n’a aucun lien avec lui, le risque de confusion est élevé. En revanche, si l’annonce présente clairement une offre alternative, l’internaute est simplement exposé à une information concurrentielle, ce qui n’est pas illicite.

Cette approche a le mérite de responsabiliser les annonceurs, qui doivent veiller à la clarté de leurs messages, sans pour autant interdire par principe une pratique publicitaire devenue courante. Elle évite ainsi une solution dogmatique qui aurait soit totalement banni l’usage de marques comme mots-clés, soit l’aurait entièrement libéralisé au détriment des titulaires de droits.

B. La préservation d’une concurrence saine sur le marché numérique

En ne condamnant pas l’usage de la marque d’autrui comme mot-clé de manière absolue, la Cour de justice préserve le jeu de la concurrence. Elle reconnaît implicitement que permettre à un concurrent de se positionner face à une recherche portant sur une marque donnée peut favoriser une saine émulation et offrir au consommateur une plus grande diversité de choix. Une interdiction totale aurait conféré au titulaire de la marque un monopole exorbitant sur l’usage de son signe dans l’espace publicitaire numérique.

La solution retenue constitue donc un arbitrage entre des intérêts divergents. D’une part, le droit du titulaire de la marque à voir protégée la fonction distinctive de son signe est sauvegardé, car toute publicité créant une confusion sur l’origine des services est proscrite. D’autre part, la liberté d’entreprendre des concurrents est préservée, ceux-ci pouvant présenter leurs offres comme des alternatives, à condition de le faire loyalement.

Finalement, cette décision contribue à définir les contours d’une concurrence loyale sur Internet. Elle établit que le référencement payant est un outil légitime de promotion, mais que sa mise en œuvre doit respecter la transparence due au consommateur. Le droit des marques est ainsi mobilisé non pas pour figer les positions sur le marché, mais pour garantir que la compétition s’exerce sur la base d’informations claires et non trompeuses.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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