Cour de justice de l’Union européenne, le 25 octobre 2012, n°C-557/10

Par l’arrêt commenté, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur le manquement d’un État membre aux obligations découlant du droit de l’Union en matière ferroviaire. La Commission européenne a engagé une procédure en manquement à l’encontre de cet État, estimant que sa législation nationale n’était pas conforme à plusieurs directives visant à libéraliser le secteur des chemins de fer. La procédure a débuté par une lettre de mise en demeure, suivie d’un avis motivé, auxquels les autorités nationales ont répondu sans pour autant convaincre l’institution gardienne des traités de la conformité de leur droit interne. La Commission a donc saisi la Cour de justice.

Les faits à l’origine du litige concernent deux aspects principaux de la réglementation nationale. D’une part, l’entreprise ferroviaire historique, bien qu’étant une entité publique, voyait ses décisions stratégiques, notamment l’acquisition ou la cession de participations, soumises à une autorisation préalable des membres du gouvernement. D’autre part, le gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire présentait un déséquilibre financier persistant, malgré les dispositions légales nationales imposant à l’État de veiller à sa stabilité économique. Devant la Cour, l’État membre mis en cause a contesté les manquements allégués et a, subsidiairement, demandé un sursis à statuer en invoquant des réformes législatives à venir.

La question de droit soumise à la Cour était donc double. Il s’agissait de déterminer, d’une part, si la soumission des décisions d’une entreprise ferroviaire publique à une autorisation gouvernementale préalable pour l’acquisition ou la cession d’actifs est compatible avec l’exigence d’indépendance de gestion posée par le droit de l’Union. D’autre part, la Cour devait apprécier si l’absence de mesures concrètes garantissant l’équilibre financier du gestionnaire d’infrastructure constituait une violation des obligations de cet État.

La Cour de justice répond par l’affirmative à ces deux interrogations, constatant le manquement de l’État membre sur les deux griefs soulevés. Elle écarte d’abord la demande de sursis à statuer en rappelant sa jurisprudence constante selon laquelle « l’existence d’un manquement doit être appréciée en fonction de la situation de l’État membre telle qu’elle se présentait au terme du délai fixé dans l’avis motivé ». La Cour juge ensuite que le contrôle gouvernemental sur les actifs de l’entreprise ferroviaire viole l’obligation d’indépendance de gestion et que l’État n’a pas rempli son devoir d’assurer l’équilibre des comptes du gestionnaire d’infrastructure.

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I. L’indépendance de gestion de l’entreprise ferroviaire, un principe à l’épreuve du contrôle étatique

La Cour consacre la première partie de son raisonnement à l’examen du grief relatif à l’autonomie de l’entreprise ferroviaire. Elle y réaffirme avec force que l’indépendance de gestion est une condition substantielle de la libéralisation du secteur, ce qui implique une condamnation de toute ingérence politique excédant les simples prérogatives d’un actionnaire (A) et confirme la portée concrète de cette autonomie (B).

A. La condamnation d’un contrôle excédant les prérogatives de l’État actionnaire

La Cour analyse la législation nationale qui subordonne les décisions de l’entreprise ferroviaire publique à une approbation ministérielle. Elle rappelle que si les directives n’imposent pas la privatisation des entreprises ferroviaires, elles exigent néanmoins que ces dernières soient dotées d’un statut d’indépendance. Cette indépendance leur permet de disposer d’un patrimoine, d’un budget et d’une comptabilité séparés. La Cour souligne que, selon l’article 5, paragraphe 3, de la directive 91/440, les entreprises ferroviaires sont « en particulier libres de prendre des décisions concernant le personnel, les actifs et les achats propres ».

En l’espèce, le mécanisme d’autorisation préalable pour toute acquisition ou cession de participations constitue une ingérence directe dans la gestion des actifs de l’entreprise. La Cour estime qu’un tel pouvoir ne saurait être justifié par le rôle de l’État en tant que détenteur du capital. Le contrôle exercé dépasse celui d’un actionnaire de droit privé. En effet, la Cour constate que la législation nationale « a soumis la cp à un contrôle externe de nature politique qui ne correspond aucunement ni aux modalités ni aux moyens d’action et de contrôle mis à la disposition des actionnaires d’une société par actions de droit privé ». Ainsi, l’État n’agit pas comme un simple propriétaire de capital mais comme une puissance publique exerçant une tutelle incompatible avec l’objectif de la directive.

B. La portée affirmée de l’autonomie de gestion des entreprises ferroviaires

En jugeant de la sorte, la Cour de justice précise les contours de l’indépendance de gestion. Elle établit une distinction claire entre la définition d’orientations générales par l’État et l’intervention dans des décisions de gestion spécifiques. S’il est admis que l’État puisse fixer des « lignes directrices de politique générale », il demeure que, pour respecter l’autonomie de l’entreprise, « l’État ne doit pas exercer d’influence sur les décisions individuelles de celles-ci concernant la cession ou l’acquisition d’actifs ».

La valeur de cet arrêt réside dans son interprétation stricte de l’autonomie de gestion. L’indépendance requise n’est pas seulement comptable ou statutaire, elle doit être effective et se traduire par une liberté réelle dans la conduite des affaires commerciales. Cette décision a une portée significative pour toutes les entreprises publiques opérant dans des secteurs libéralisés par le droit de l’Union. Elle constitue un rappel que la propriété publique ne doit pas servir de prétexte pour fausser la concurrence par des interventions politiques discrétionnaires. La solution assure ainsi que les opérateurs historiques, même publics, sont soumis à des règles de gouvernance qui les rapprochent des acteurs privés, garantissant une concurrence plus équitable sur le marché ferroviaire.

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II. L’obligation de résultat quant à l’équilibre financier du gestionnaire d’infrastructure

Après avoir traité de l’indépendance de l’opérateur, la Cour examine le second grief, qui porte sur la situation financière du gestionnaire d’infrastructure. Elle y retient une approche pragmatique qui met en évidence un manquement par omission (A) et consacre ainsi une obligation concrète de la part de l’État (B).

A. La constatation d’un manquement par l’absence de mesures appropriées

La Cour se penche sur la violation de l’article 7, paragraphe 3, de la directive 91/440 et de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2001/14. Ces dispositions imposent aux États membres de définir les conditions appropriées pour que les comptes du gestionnaire d’infrastructure soient en équilibre. La Commission a soutenu, sans être contredite sur ce point par l’État membre, que les revenus du gestionnaire, issus des redevances, des financements publics et d’autres activités, ne suffisaient pas à couvrir ses dépenses.

Face à ce constat, l’argumentation de l’État mis en cause, qui se fondait sur des engagements futurs et des projets de contrats pluriannuels, est jugée inopérante. La Cour se borne à observer que l’État membre « ne conteste pas que, à l’expiration du délai fixé dans l’avis motivé, elle n’avait pas pris les mesures nécessaires afin de se conformer » à ses obligations. Le déséquilibre financier persistant suffit à caractériser le manquement, peu important les intentions de réforme du gouvernement. La Cour réitère ici sa méthodologie constante : la situation est appréciée à une date fixe, celle de l’expiration du délai de l’avis motivé, rendant les développements ultérieurs non pertinents pour l’appréciation du manquement.

B. La consécration d’une responsabilité étatique concrète et non purement formelle

La valeur de cette seconde partie de l’arrêt tient à la nature de l’obligation qu’elle met en lumière. L’exigence d’assurer l’équilibre des comptes du gestionnaire d’infrastructure n’est pas une simple obligation de moyens. La Cour fait peser sur l’État membre une obligation de résultat. Il ne suffit pas d’inscrire dans la loi le principe de l’équilibre financier ; l’État doit prendre des mesures concrètes et efficaces pour l’atteindre. L’absence de résultat, à savoir le déséquilibre avéré des comptes, constitue en soi la preuve de la défaillance de l’État.

La portée de cette solution est considérable pour la viabilité du marché unique du transport ferroviaire. Un gestionnaire d’infrastructure structurellement déficitaire ne peut ni investir dans la maintenance et la modernisation du réseau, ni proposer une tarification de l’accès à l’infrastructure qui soit équitable et non discriminatoire. En obligeant l’État à garantir concrètement cette stabilité, la Cour assure la pérennité de l’infrastructure, condition sine qua non d’une concurrence saine entre toutes les entreprises ferroviaires. Cet arrêt rappelle ainsi aux États membres leur responsabilité dans la mise en place d’un cadre économique viable pour les acteurs du secteur ferroviaire.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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