Cour de justice de l’Union européenne, le 25 octobre 2018, n°C-331/17

La Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, a eu à se prononcer sur l’interprétation de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée. En l’espèce, une danseuse de ballet avait été employée par une fondation lyrique et symphonique au moyen de contrats à durée déterminée successifs s’étalant sur une période de plus de quatre ans. S’estimant victime d’une utilisation abusive de ces contrats pour pourvoir un besoin structurel de l’employeur, elle a saisi les juridictions italiennes afin d’obtenir la requalification de sa relation de travail en contrat à durée indéterminée. Le tribunal de Rome a rejeté sa demande au motif qu’une législation nationale spécifique aux fondations lyriques et symphoniques dérogeait au droit commun du travail, excluant la possibilité d’une telle requalification. Saisie en appel, la cour d’appel de Rome a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de cette réglementation dérogatoire avec le droit de l’Union, et plus particulièrement avec la clause 5 de l’accord-cadre. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si la clause 5 de l’accord-cadre s’oppose à une réglementation nationale qui, pour un secteur d’activité spécifique, exclut la requalification des contrats à durée déterminée en contrat à durée indéterminée en cas d’abus, sans prévoir d’autre mesure effective pour prévenir et sanctionner un tel recours abusif. La Cour répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle législation nationale est contraire aux objectifs de l’accord-cadre dès lors qu’elle prive les travailleurs d’une protection effective contre la précarité.

La solution de la Cour repose sur une analyse rigoureuse des obligations imposées aux États membres par l’accord-cadre, soulignant l’insuffisance de la législation nationale au regard des garanties exigées (I). Au-delà du cas d’espèce, cet arrêt réaffirme avec force le principe d’une protection uniforme des travailleurs, limitant la portée des dérogations sectorielles et renforçant le rôle du juge national dans l’application du droit de l’Union (II).

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I. L’appréciation de l’insuffisance de la législation nationale au regard des objectifs de l’accord-cadre

Pour conclure à l’incompatibilité de la réglementation italienne, la Cour a d’abord examiné les justifications avancées pour son caractère dérogatoire, les jugeant inopérantes pour constituer des « raisons objectives » (A). Elle a ensuite constaté l’absence de toute autre mesure effective de nature à sanctionner le recours abusif aux contrats successifs, ce qui constitue le manquement principal de la législation en cause (B).

A. Le rejet des justifications nationales en l’absence de véritables « raisons objectives »

La clause 5, point 1, de l’accord-cadre impose aux États membres de prévenir les abus résultant de l’utilisation de contrats à durée déterminée successifs en adoptant l’une des trois mesures qu’elle énumère : des raisons objectives justifiant leur renouvellement, une durée maximale totale, ou un nombre maximal de renouvellements. Le gouvernement italien soutenait que la spécificité du secteur des fondations lyriques et symphoniques constituait en soi une raison objective. La Cour écarte cet argumentaire en rappelant que la notion de « raisons objectives » doit s’entendre de « circonstances précises et concrètes caractérisant une activité déterminée ». Or, une disposition qui se borne à autoriser de manière générale et abstraite le recours à des contrats à durée déterminée successifs pour tout un secteur ne saurait répondre à cette exigence.

La Cour réfute méthodiquement chaque justification. Ni le caractère public des fondations, ni la tradition de l’emploi à durée déterminée dans le secteur culturel, ni même les considérations budgétaires ne peuvent justifier l’absence de mesures préventives. Concernant la nature de l’activité, la Cour admet que « l’engagement temporaire d’un travailleur en vue de satisfaire des besoins provisoires et spécifiques de l’employeur en termes de personnel peut, en principe, constituer une “raison objective” ». Toutefois, elle précise que le renouvellement de contrats pour accomplir des tâches permanentes et durables relevant de l’activité normale de l’employeur ne satisfait pas cette condition. En l’espèce, l’emploi continu d’une danseuse sur plusieurs années semblait répondre à un besoin structurel et non simplement provisoire, ce qu’il appartenait à la juridiction de renvoi de vérifier.

B. La constatation de l’absence d’une mesure alternative et effective de sanction

L’accord-cadre n’impose pas la requalification du contrat en contrat à durée indéterminée comme unique sanction possible en cas d’abus. Cependant, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle si un État membre choisit d’exclure cette sanction, il doit prévoir une autre mesure effective pour éviter et sanctionner l’utilisation abusive de contrats successifs. Le système juridique de l’État membre concerné « doit comporter, dans ce secteur, une autre mesure effective pour éviter et, le cas échéant, sanctionner l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs ». Ces mesures doivent être suffisamment effectives et dissuasives pour garantir la pleine efficacité des normes européennes.

Or, la Cour constate qu’en l’espèce, la réglementation italienne applicable au secteur des fondations lyriques et symphoniques ne prévoyait aucune mesure de ce type. Les travailleurs de ce secteur étaient non seulement privés du droit à la requalification de leur contrat, mais ils ne bénéficiaient pas non plus d’une limitation de la durée ou du nombre des renouvellements, ni même d’une indemnisation en cas d’abus constaté. La simple mise en cause de la responsabilité des dirigeants, invoquée par le gouvernement italien, n’a pas été jugée comme constituant, à elle seule, une mesure suffisamment effective et dissuasive pour le travailleur. Cette absence totale de mécanisme de sanction constitue une violation manifeste de l’objectif de l’accord-cadre.

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II. La réaffirmation d’une protection unifiée des travailleurs face aux spécificités sectorielles

La décision de la Cour dépasse le cadre technique du droit du travail italien pour réaffirmer des principes fondamentaux du droit social de l’Union. Elle consacre ainsi la primauté de la protection des travailleurs sur les particularismes sectoriels (A), tout en rappelant le rôle essentiel du juge national pour assurer l’effet utile du droit de l’Union (B).

A. La primauté du principe de non-discrimination sur l’autonomie sectorielle

En autorisant un régime dérogatoire pour les fondations lyriques et symphoniques, la législation nationale créait une distinction de traitement entre les travailleurs de ce secteur et ceux des autres secteurs, qui bénéficiaient, eux, de la protection du droit commun du travail. La Cour souligne que cette différence de traitement est susceptible de constituer une discrimination au sens de la clause 4 de l’accord-cadre, laquelle prévoit que les travailleurs à durée déterminée ne doivent pas être traités de manière moins favorable que les travailleurs à durée indéterminée comparables. La Cour rappelle également que la protection offerte par la directive et l’accord-cadre « a vocation à s’appliquer également aux contrats de travail à durée déterminée conclus avec les administrations et les autres entités du secteur public ».

Si les États membres peuvent tenir compte des besoins de secteurs spécifiques, cette faculté ne peut les autoriser à vider de sa substance le droit à la protection contre la précarité. L’arrêt affirme ainsi que la stabilité de l’emploi constitue un « élément majeur de la protection des travailleurs » et que l’autonomie laissée aux États membres pour réglementer certains secteurs trouve sa limite dans l’obligation de garantir l’objectif et l’effet utile de l’accord-cadre. Toute dérogation sectorielle doit donc être étroitement justifiée par des raisons objectives et concrètes et ne saurait aboutir à une absence totale de protection.

B. Le rôle renforcé du juge national dans la garantie de l’effet utile de la directive

Face au manquement constaté de la législation nationale, la Cour ne se contente pas de prononcer une incompatibilité de principe. Elle rappelle à la juridiction de renvoi l’étendue de ses obligations en tant que juge de droit commun de l’application du droit de l’Union. Conformément au principe d’interprétation conforme, il lui incombe de donner aux dispositions pertinentes du droit interne « une interprétation et une application à même de sanctionner dûment cet abus et d’effacer les conséquences de la violation du droit de l’Union ». Cette obligation est fondamentale pour assurer l’effet utile des directives lorsque celles-ci ne sont pas, ou sont incorrectement, transposées.

La Cour suggère d’ailleurs une voie possible pour la juridiction nationale. Elle note que puisque le droit italien contient des règles de droit commun qui sanctionnent le recours abusif aux contrats à durée déterminée, « une application de cette règle dans l’affaire au principal pourrait ainsi constituer une mesure préventive d’un tel abus ». La Cour invite ainsi le juge national à écarter l’application de la loi spéciale dérogatoire, jugée contraire au droit de l’Union, au profit de la loi générale qui, elle, est conforme aux exigences de l’accord-cadre. Ce faisant, la Cour renforce le pouvoir du juge national, qui devient le garant ultime de la protection effective des droits que les travailleurs tirent du droit de l’Union.

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Hassan KOHEN
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