Par une décision dont la date n’est pas spécifiée, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’interprétation et la portée de l’article 80 de la directive 2006/112/CE relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée.
En l’espèce, une ou plusieurs sociétés s’étaient vues appliquer une législation nationale qui prévoyait de retenir comme base d’imposition à la TVA la valeur normale d’une opération, y compris dans des situations où ces sociétés bénéficiaient d’un droit à déduction intégral de la taxe. Cette législation nationale étendait ainsi les cas d’application de la base d’imposition à la valeur normale au-delà des hypothèses strictement énumérées par la directive européenne. Les sociétés concernées ont contesté cette méthode d’imposition. La juridiction nationale saisie du litige a alors décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.
Il était ainsi demandé à la Cour de déterminer, d’une part, si les conditions d’application de l’article 80, paragraphe 1, de la directive TVA sont exhaustives, interdisant à une législation nationale de prévoir l’usage de la valeur normale dans d’autres cas, notamment en présence d’un droit à déduction complet. D’autre part, il s’agissait de savoir si cette disposition pouvait être directement invoquée par un assujetti devant les juridictions nationales pour faire échec à une loi interne contraire.
À cette double interrogation, la Cour répond que l’article 80, paragraphe 1, de la directive TVA « doit être interprété en ce sens que les conditions d’application qu’il énonce sont exhaustives et que, partant, une législation nationale ne peut prévoir, sur le fondement de cette disposition, que la base d’imposition est la valeur normale de l’opération dans des cas autres que ceux énumérés à ladite disposition ». Elle ajoute que cette même disposition « confère aux sociétés concernées le droit de s’en prévaloir directement en vue de s’opposer à l’application de dispositions nationales incompatibles », le juge national devant alors, si une interprétation conforme est impossible, « laisser inappliquée toute disposition de cette législation qui lui est contraire ».
La Cour réaffirme ainsi de manière ferme le cadre strict de cette disposition dérogatoire (I), tout en garantissant son effectivité au profit des opérateurs économiques (II).
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I. La confirmation du caractère exhaustif des conditions d’application de l’article 80 de la directive TVA
La Cour de justice adopte une lecture littérale de la disposition, rappelant que les exceptions au régime général de la TVA doivent être interprétées de manière restrictive (A), ce qui trouve une justification particulière lorsque le mécanisme de la déduction neutralise tout risque de perte fiscale (B).
A. Une interprétation stricte de la dérogation au principe de la base d’imposition
Le système commun de la taxe sur la valeur ajoutée repose sur le principe fondamental selon lequel la base d’imposition est constituée par la contrepartie réellement reçue par l’assujetti. L’article 80 de la directive 2006/112/CE établit une dérogation à cette règle, permettant aux États membres de substituer à cette contrepartie la valeur normale de l’opération. Cette mesure vise spécifiquement à lutter contre l’évasion ou la fraude fiscale dans le cadre de transactions entre personnes liées. En précisant que les conditions d’application de ce texte sont « exhaustives », la Cour interdit aux États membres d’élargir le champ de cette exception.
Une législation nationale ne peut donc valablement prévoir que « la base d’imposition est la valeur normale de l’opération dans des cas autres que ceux énumérés à ladite disposition ». Cette solution réaffirme le principe de sécurité juridique et la nécessaire uniformité d’application du droit de l’Union en matière fiscale. Permettre aux États membres d’étendre unilatéralement les cas de recours à la valeur normale créerait une fragmentation du marché intérieur et introduirait une incertitude pour les opérateurs économiques, ce qui est contraire aux objectifs de la directive. Cette position rigoureuse trouve sa pleine justification dans la finalité même de la mesure et le principe de neutralité fiscale.
B. La neutralisation de la mesure en présence d’un droit à déduction intégral
La Cour de justice souligne l’importance de vérifier si l’assujetti bénéficie du droit de déduire entièrement la taxe sur la valeur ajoutée. Cette précision est déterminante, car elle révèle la logique économique qui sous-tend la décision. La dérogation de l’article 80 a pour objet d’empêcher qu’une sous-évaluation de la contrepartie dans les relations entre parties liées ne conduise à une perte de recettes fiscales pour l’État. Or, ce risque de perte fiscale disparaît lorsque le cocontractant, en aval de la chaîne, est en mesure de déduire intégralement la TVA qui lui a été facturée.
Dans une telle configuration, l’application de la valeur normale comme base d’imposition perd sa raison d’être et devient une contrainte disproportionnée pour les entreprises. En liant l’inapplicabilité de la mesure dérogatoire à l’existence d’un droit à déduction complet, la Cour renforce le principe de neutralité de la TVA. La taxe ne doit pas peser sur les assujettis qui agissent dans le cadre de leur activité économique, mais uniquement sur le consommateur final. L’intervention du juge européen garantit ainsi que les mesures anti-abus ne portent pas une atteinte injustifiée au fonctionnement normal du système. Au-delà de l’interprétation substantielle de la norme, la Cour en précise la portée procédurale pour les justiciables.
II. L’invocabilité directe de la disposition au soutien des droits des assujettis
La décision affirme sans ambiguïté la justiciabilité de la norme européenne en droit interne (A), ce qui investit le juge national d’un rôle crucial dans la protection des droits que les particuliers tirent des directives (B).
A. La reconnaissance de l’effet direct de l’article 80, paragraphe 1
Conformément à une jurisprudence constante, une disposition d’une directive peut être invoquée par un particulier devant ses juridictions nationales lorsqu’elle est, du point de vue de son contenu, inconditionnelle et suffisamment précise. En l’espèce, la Cour juge que l’article 80, paragraphe 1, remplit ces critères. La disposition définit clairement les situations dans lesquelles la valeur normale peut être retenue, sans laisser aux États membres une marge d’appréciation discrétionnaire quant à la définition de ces situations. Par conséquent, cette disposition « confère aux sociétés concernées le droit de s’en prévaloir directement en vue de s’opposer à l’application de dispositions nationales incompatibles ».
Cette reconnaissance de l’effet direct vertical est fondamentale. Elle transforme la règle de droit de l’Union en une arme procédurale efficace pour les assujettis, qui peuvent contester directement les mesures fiscales nationales qui violeraient les limites fixées par la directive. Le droit de l’Union cesse d’être une contrainte s’imposant uniquement aux États pour devenir une source de droits subjectifs pour les entreprises, renforçant ainsi leur position face à l’administration fiscale. Cette consécration théorique se double de conséquences pratiques déterminantes pour le juge national.
B. Le rôle du juge national dans la garantie de la primauté du droit de l’Union
Face à une norme nationale jugée incompatible avec l’article 80 de la directive, la Cour rappelle au juge de renvoi ses obligations découlant du principe de primauté. La première étape consiste à tenter de procéder à une interprétation de la législation interne en conformité avec la directive. Il s’agit pour le juge de donner, dans toute la mesure du possible, au droit national un sens qui permette d’atteindre le résultat visé par la directive. C’est seulement lorsque cet exercice d’interprétation conforme se révèle impossible que l’obligation la plus forte s’impose.
Dans cette dernière hypothèse, le juge national a le devoir de « laisser inappliquée toute disposition de cette législation qui lui est contraire ». Cette injonction, qui est le corollaire de l’effet direct, oblige le juge à écarter l’application de la loi nationale pour donner plein effet à la norme européenne. La Cour réaffirme ainsi que le juge national est le premier juge du droit de l’Union, chargé d’assurer la protection juridictionnelle effective des droits que les justiciables tirent des traités et du droit dérivé. La solution garantit une sanction concrète de la violation du droit de l’Union par l’État membre.