Cour de justice de l’Union européenne, le 26 avril 2022, n°C-368/20

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’interprétation des dispositions du code frontières Schengen relatives à la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures. Cette décision, rendue sur question préjudicielle, vient clarifier les conditions temporelles strictes dans lesquelles un État membre peut déroger au principe de la libre circulation des personnes au sein de l’espace Schengen.

En l’espèce, un citoyen de l’Union a fait l’objet de deux contrôles à la frontière entre la Slovénie et l’Autriche en 2019. Ces contrôles s’inscrivaient dans le cadre d’une réintroduction du contrôle frontalier par la République d’Autriche, initiée en 2015 et prolongée de manière quasi ininterrompue par des arrêtés successifs. L’intéressé a contesté la légalité de ces mesures, arguant qu’elles violaient le droit de l’Union.

Contestant la légalité de ces mesures, l’intéressé a saisi le Landesverwaltungsgericht Steiermark. Dans l’une des affaires, il s’est vu infliger une amende pour avoir refusé de présenter un document de voyage valide. La juridiction autrichienne, doutant de la conformité de ces prolongations continues avec le droit de l’Union, a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.

Il était ainsi demandé à la Cour de déterminer si un État membre peut, sur le fondement de la même menace, prolonger la réintroduction du contrôle à ses frontières intérieures au-delà de la durée maximale totale de six mois prévue par le code frontières Schengen. La question se posait également de savoir si une sanction nationale pouvait être valablement infligée pour le non-respect d’une obligation de présentation de documents dans le cadre d’un contrôle potentiellement contraire au droit de l’Union.

La Cour répond que le code frontières Schengen « s’oppose à la réintroduction temporaire par un État membre du contrôle aux frontières intérieures […] lorsque la durée de celle-ci dépasse la durée totale maximale de six mois […] et qu’il n’existe pas de nouvelle menace ». Elle en déduit logiquement que ce même code « s’oppose à une réglementation nationale par laquelle un État membre oblige, sous peine de sanction, une personne à présenter un passeport ou une carte d’identité » dans le cadre d’un tel contrôle illégal. La solution de la Cour réaffirme avec force le caractère impératif des limites temporelles posées à la réintroduction des contrôles frontaliers (I), tout en tirant les conséquences de leur dépassement sur la validité des sanctions nationales (II).

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I. La réaffirmation du caractère impératif des limites temporelles au contrôle frontalier

La Cour de justice, par une interprétation rigoureuse des textes, rappelle que la possibilité de réintroduire des contrôles aux frontières intérieures est une dérogation strictement encadrée. Elle affirme ainsi le caractère strict des exceptions au principe de libre circulation (A) et précise la condition essentielle pour toute nouvelle période de contrôle : l’existence d’une menace nouvelle (B).

A. L’interprétation stricte des dérogations au principe de libre circulation

La décision commentée s’ancre dans le principe fondamental de l’espace Schengen, à savoir l’absence de contrôle aux frontières intérieures, consacrée à l’article 22 du code frontières Schengen. La Cour rappelle que cet espace de libre circulation constitue « l’une des principales réalisations de l’Union ». Par conséquent, toute mesure y portant atteinte, telle que la réintroduction de contrôles, doit être interprétée de manière stricte.

Le raisonnement de la Cour s’attache à la lettre même de l’article 25, paragraphe 4, du code. Elle souligne que les termes « ne peut excéder six mois » visent à « exclure toute possibilité de dépasser cette durée ». Cette interprétation littérale est renforcée par une analyse téléologique : le législateur de l’Union a entendu garantir le « caractère exceptionnel » de ces mesures et le respect du principe de proportionnalité. Permettre des prolongations successives fondées sur la même menace reviendrait à vider de sa substance cette limitation temporelle et à transformer une mesure exceptionnelle en une situation quasi permanente, ce qui serait contraire à l’esprit même du code.

B. L’exigence d’une menace nouvelle pour justifier une nouvelle période de contrôle

Face à l’argument des États membres selon lequel une menace grave peut persister au-delà de six mois, la Cour apporte une clarification décisive. Elle n’exclut pas la possibilité d’instaurer une nouvelle période de contrôle, mais la conditionne à la démonstration de l’existence d’une « nouvelle menace grave affectant son ordre public ou sa sécurité intérieure ».

La Cour insiste sur le fait qu’il doit s’agir d’une menace « distincte de celle initialement identifiée ». Une simple réévaluation de la menace antérieure ou la constatation de sa persistance ne suffit pas à justifier le déclenchement d’une nouvelle période de contrôle de six mois. Cette exigence contraint les États membres à une analyse précise et circonstanciée de la situation, les empêchant d’invoquer une même situation de crise pour justifier des contrôles sur une durée indéterminée. En l’espèce, il appartiendra à la juridiction de renvoi de vérifier si la République d’Autriche a démontré l’existence d’une telle nouvelle menace après l’échéance des périodes de contrôle précédentes.

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II. Les conséquences du dépassement des limites temporelles sur les prérogatives étatiques

En établissant l’illégalité des contrôles prolongés sans menace nouvelle, la Cour en tire des conséquences directes sur les pouvoirs des États membres. Elle consacre logiquement l’illégalité des sanctions prises sur le fondement d’un contrôle non conforme (A) et recadre plus largement le débat sur l’équilibre entre les impératifs de sécurité et le respect du droit de l’Union (B).

A. L’illégalité de la sanction découlant d’un contrôle non conforme au droit de l’Union

La seconde partie du dispositif de l’arrêt découle directement de la première. La Cour juge qu’un État membre ne peut sanctionner une personne pour le non-respect d’une obligation imposée dans le cadre d’un contrôle frontalier illégal. Le raisonnement est fondé sur le principe de l’effet utile du droit de l’Union et la cohérence du système juridique.

La Cour énonce clairement qu’un « dispositif de sanction n’est pas compatible avec les dispositions du code frontières Schengen lorsqu’il est imposé pour assurer le respect d’une obligation de se soumettre au contrôle qui n’est elle-même pas conforme à ces dispositions ». Ainsi, l’obligation de présenter un passeport ou une carte d’identité, bien que légitime dans un contexte de contrôle légal, perd son fondement lorsque le contrôle lui-même viole les règles du code. Sanctionner le refus de se soumettre à un acte illégal de l’autorité publique reviendrait à priver de toute portée pratique les limites imposées par le droit de l’Union aux prérogatives des États.

B. Le rappel à l’ordre des États membres et le délicat équilibre entre sécurité et liberté

Au-delà du cas d’espèce, la décision constitue un rappel à l’ordre significatif pour les États membres tentés de privilégier unilatéralement les considérations de sécurité nationale au détriment des règles communes. La Cour écarte l’argument fondé sur l’article 72 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui réserve les responsabilités des États en matière de maintien de l’ordre public et de sécurité intérieure.

Elle juge que le code frontières Schengen, en encadrant précisément les dérogations possibles, a déjà opéré la mise en balance entre la libre circulation et les impératifs sécuritaires. L’article 72 TFUE ne saurait donc être interprété « de manière à conférer aux États membres le pouvoir de déroger aux dispositions du droit de l’Union par la seule invocation des responsabilités qui leur incombent ». Cet arrêt réaffirme la primauté du droit de l’Union et le rôle de la Cour en tant que gardienne d’un juste équilibre, empêchant que des exceptions, même justifiées par des motifs légitimes, ne deviennent la règle et ne sapent les fondements de l’une des réalisations les plus tangibles de l’intégration européenne.

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Hassan KOHEN
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