Par un arrêt en date du 26 février 2015, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 4, de la directive 2001/84/CE relative au droit de suite au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale. En l’espèce, une société de ventes aux enchères avait inséré dans ses conditions générales une clause stipulant que l’acheteur devait lui verser une somme équivalente au montant du droit de suite dû à l’auteur, somme qu’elle se chargeait ensuite de reverser à l’organisme collecteur. Un syndicat professionnel, considérant cette pratique comme un acte de concurrence déloyale contraire au droit de la propriété intellectuelle français, qui met le droit de suite à la charge du vendeur, a engagé une action en nullité de cette clause.
Le tribunal de grande instance de Paris, par un jugement du 20 mai 2011, a rejeté la demande, ne voyant pas dans cette répartition de la charge un acte de concurrence déloyale. Saisie d’un appel, la cour d’appel de Paris a infirmé cette décision, jugeant que le droit de suite devait être acquitté par le vendeur qui profite de la plus-value de l’œuvre et qu’une dérogation conventionnelle nuirait à l’objectif d’harmonisation de la directive. Un pourvoi a été formé devant la Cour de cassation, qui a alors décidé de surseoir à statuer pour demander à la juridiction européenne si la règle désignant le vendeur comme redevable du droit de suite interdisait toute dérogation contractuelle qui en déplacerait le coût final. Il s’agissait donc de déterminer si la désignation du vendeur comme débiteur du droit de suite par la directive emportait une interdiction absolue de répercuter conventionnellement cette charge sur une autre partie à la transaction, notamment l’acquéreur.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative. Elle juge que la directive n’interdit pas que la personne désignée comme redevable par le droit national puisse convenir avec une autre personne, y compris l’acheteur, que celle-ci supportera en définitive le coût de la redevance, « pour autant qu’un tel arrangement contractuel n’affecte nullement les obligations et la responsabilité qui incombent à la personne redevable envers l’auteur ».
Cette solution conduit la Cour à opérer une distinction claire entre le redevable légal du droit de suite et celui qui en supporte le poids économique final (I), clarification dont la portée pragmatique pour le marché de l’art est notable tout en préservant les intérêts des auteurs (II).
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I. La dissociation entre le redevable légal et le support final de la charge du droit de suite
La Cour de justice établit une distinction fondamentale entre l’obligation légale de paiement du droit de suite et la répartition contractuelle de son coût. Elle affirme que la désignation du redevable est une prérogative encadrée des États membres (A), mais que la directive reste silencieuse quant à l’identité du débiteur économique final, laissant ce champ à la liberté contractuelle (B).
A. L’identification du redevable, une prérogative des États membres
Le raisonnement de la Cour s’ancre dans la finalité de la directive, qui est d’assurer aux auteurs « une participation économique au succès de leurs créations » et un niveau de protection « adéquat et uniforme ». Pour garantir ce résultat, la directive impose aux États de prévoir un mécanisme de perception effectif. La responsabilité de cette perception implique que les États membres sont les seuls compétents pour déterminer la personne juridiquement redevable du paiement à l’auteur.
L’article 1er, paragraphe 4, de la directive pose le principe que « le droit visé au paragraphe 1 est à la charge du vendeur ». Toutefois, ce même article autorise les États à déroger à ce principe en désignant une autre personne, seule ou solidairement avec le vendeur, pour assumer la responsabilité du paiement. Ce choix est cependant limité, car cette autre personne doit être un « professionnel du marché de l’art » intervenant dans la transaction. La Cour souligne ainsi que la désignation du débiteur légal est une question de droit impératif, relevant de la compétence du législateur national dans le cadre fixé par l’Union, afin de sécuriser le droit de l’auteur.
B. Le silence de la directive sur le débiteur économique final
Après avoir rappelé la rigueur de la désignation du redevable légal, la Cour examine si cette désignation interdit que le coût soit supporté *in fine* par un autre acteur. Elle observe que si certaines versions linguistiques semblent distinguer la personne redevable du paiement de celle qui en supporte le coût, d’autres ne le font pas. Face à cette divergence, elle interprète la disposition au regard des objectifs de la directive, notamment celui de l’harmonisation du marché intérieur.
La Cour rappelle que l’harmonisation visée par la directive n’est pas absolue ; il s’agit de ne supprimer que les disparités législatives ayant « l’incidence la plus directe sur le fonctionnement du marché intérieur ». Or, selon elle, la question de savoir qui supporte en définitive le coût du droit de suite n’entre pas dans cette catégorie. Cet aspect est qualifié d’effet « indirect » sur le marché, issu d’arrangements conventionnels indépendants de l’obligation principale de paiement à l’auteur. La directive, en ne se prononçant pas sur l’identité du payeur final, laisse implicitement ce champ libre à la négociation contractuelle.
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II. La portée d’une solution pragmatique pour le marché de l’art
En validant la possibilité d’un aménagement contractuel, la Cour de justice consacre une solution pragmatique qui reconnaît les usages du marché de l’art (A), tout en prenant soin de la borner pour garantir la protection fondamentale du droit des auteurs (B).
A. La validation d’une pratique contractuelle au service d’une harmonisation limitée
La décision de la Cour a pour effet de légitimer des pratiques contractuelles courantes dans le secteur des ventes aux enchères, où il est fréquent que les conditions générales de vente mettent certaines charges à la charge de l’acquéreur. En refusant une lecture maximaliste de l’harmonisation, la Cour évite de perturber des mécanismes de marché qui ne remettent pas en cause l’objectif essentiel de la directive. Le choix est celui d’un certain réalisme économique.
La Cour considère que tant que le droit de l’auteur à percevoir sa rémunération est garanti par l’existence d’un débiteur légal clairement identifié et solvable, l’organisation de la répartition finale du coût entre les participants à la vente relève de la liberté contractuelle. Cette approche permet de concilier l’impératif de protection des auteurs avec la fluidité et la souplesse nécessaires au fonctionnement du marché de l’art. La distorsion de concurrence potentielle est jugée trop faible pour justifier une interdiction de ces clauses.
B. Une clarification bienvenue encadrée par la protection des droits de l’auteur
La portée de cette liberté contractuelle n’est cependant pas illimitée. La Cour de justice l’assortit d’une condition essentielle et très claire : l’arrangement contractuel ne doit en aucun cas affecter « les obligations et la responsabilité qui incombent à la personne redevable envers l’auteur ». Cette précision est capitale car elle constitue la clef de voûte de la décision. Elle signifie que l’auteur ou son représentant conserve un droit d’action direct et entier contre la personne désignée par la loi nationale, typiquement le vendeur ou le professionnel intermédiaire.
Cet arrangement est donc inopposable à l’auteur. Le redevable légal ne peut se décharger de son obligation en invoquant une convention passée avec l’acheteur. Il demeure le garant du paiement. Si l’acheteur venait à ne pas honorer son engagement contractuel de rembourser le coût du droit de suite, le vendeur resterait pleinement tenu de le verser. La solution clarifie ainsi les rapports juridiques à deux niveaux : elle sanctuarise la relation entre le redevable légal et l’auteur, tout en autorisant une flexibilité dans les relations commerciales entre les autres parties à la transaction.