Cour de justice de l’Union européenne, le 26 janvier 2017, n°C-609/13

Par un arrêt en date du 16 septembre 2013, le Tribunal de l’Union européenne a partiellement annulé une décision de la Commission européenne du 23 juin 2010. Cette décision avait constaté l’existence d’une infraction unique et continue à l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dans le secteur des installations sanitaires pour salles de bains, impliquant dix-sept entreprises sur les territoires belge, allemand, français, italien, néerlandais et autrichien. La Commission avait infligé une amende solidaire à plusieurs sociétés d’un même groupe, fabricants d’articles en céramique, pour leur participation à cette entente qui couvrait également les articles de robinetterie et les enceintes de douche. Saisi d’un recours en annulation, le Tribunal a jugé que la Commission avait commis une erreur d’appréciation en concluant que les sociétés requérantes avaient participé à l’infraction sur les territoires italien, néerlandais et autrichien, mais a confirmé leur participation pour les territoires belge, allemand et français. Le Tribunal a cependant refusé de réduire le montant de l’amende, estimant que celle-ci demeurait appropriée. Les sociétés ont alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, demandant l’annulation de l’arrêt du Tribunal en ce qu’il a rejeté leur recours, et, à titre subsidiaire, l’annulation ou la réduction de l’amende. Elles soutenaient notamment que le Tribunal avait manqué à son obligation d’exercer un contrôle de pleine juridiction, avait violé les règles relatives à la charge de la preuve et avait commis des erreurs de droit dans la qualification d’infraction unique et continue et dans l’imputation de leur responsabilité. La question se posait de savoir si le Tribunal avait correctement exercé son contrôle sur la décision de la Commission et si les conditions de participation à une infraction unique et continue étaient réunies, notamment pour une entreprise n’opérant pas sur tous les marchés de produits concernés par l’entente. Par son arrêt, la Cour de justice rejette l’intégralité du pourvoi. Elle juge que le Tribunal a correctement appliqué les principes régissant l’étendue de son contrôle juridictionnel et les règles de preuve. Elle confirme également que la responsabilité d’une entreprise pour une infraction unique et continue peut être engagée pour des comportements anticoncurrentiels mis en œuvre par d’autres entreprises, dès lors qu’il est établi que l’entreprise en cause avait connaissance du plan d’ensemble ou pouvait raisonnablement le prévoir et était prête à en accepter le risque.

L’arrêt apporte des clarifications importantes sur les obligations procédurales et substantielles qui pèsent sur les entreprises dans le contexte du droit de la concurrence. Il réaffirme avec force l’étendue limitée du contrôle juridictionnel exercé par le juge de l’Union (I), tout en confirmant une conception large de la participation à une infraction complexe (II).

I. La réaffirmation des limites du contrôle juridictionnel

La Cour de justice saisit l’occasion de ce pourvoi pour rappeler la nature et les limites du contrôle opéré par le Tribunal, tant au titre de la légalité que de la pleine juridiction. Elle valide ainsi l’approche restrictive adoptée par le Tribunal, en distinguant nettement le contrôle de la sanction de celui de la constatation de l’infraction (A) et en appliquant rigoureusement les règles relatives à la charge de la preuve (B).

A. Une application stricte de la compétence de pleine juridiction

Les sociétés requérantes soutenaient que le Tribunal avait violé l’article 31 du règlement n° 1/2003 en refusant de procéder à un examen complet des faits et du droit, se contentant de vérifier si la Commission avait commis une erreur d’appréciation. La Cour de justice rejette cette argumentation en rappelant une jurisprudence constante. Elle souligne que « le contrôle de légalité est complété par la compétence de pleine juridiction qui est reconnue au juge de l’Union », mais que cette dernière « habilite le juge, au-delà du simple contrôle de légalité de la sanction, à substituer son appréciation à celle de la Commission et, en conséquence, à supprimer, à réduire ou à majorer l’amende ou l’astreinte infligée ». La Cour précise que l’exercice de cette compétence de pleine juridiction « n’équivaut cependant pas à un contrôle d’office », la procédure demeurant contradictoire. Il appartient donc à la partie requérante de soulever les moyens et de fournir les preuves à leur appui.

En circonscrivant la pleine juridiction à la seule sanction, la Cour confirme que le contrôle de la légalité de la décision quant à l’existence de l’infraction reste soumis au cadre défini par les moyens des parties. Le juge n’est pas tenu de procéder « d’office à une nouvelle instruction complète du dossier ». Cette solution préserve l’équilibre institutionnel en laissant à la Commission son rôle premier dans l’établissement des infractions, tout en réservant au juge un pouvoir souverain d’appréciation sur le caractère adéquat de la peine. Le Tribunal n’a donc pas commis d’erreur en n’examinant que les arguments soulevés par les requérantes pour contester le montant de l’amende et en concluant, après une analyse motivée, que l’annulation partielle de la décision n’affectait pas son calcul et que le montant restait proportionné.

B. Une orthodoxie réaffirmée quant à la charge de la preuve

Les requérantes reprochaient également au Tribunal de leur avoir imposé des exigences excessives en matière de charge de la preuve, renversant ainsi la présomption d’innocence. La Cour écarte ce grief en exposant méthodiquement les règles applicables. Il incombe à la Commission d’apporter la preuve de l’infraction, mais une fois que celle-ci a présenté des éléments de preuve suffisants, la charge probatoire est transférée à l’entreprise. Celle-ci doit alors fournir une explication alternative plausible ou démontrer que les éléments avancés par la Commission ne sont pas probants. La Cour valide l’approche du Tribunal qui, après avoir constaté que la Commission avait établi la participation des requérantes à des réunions au contenu manifestement anticoncurrentiel, a exigé d’elles qu’elles « apportent la preuve des circonstances qui remettent en cause les conclusions de la Commission ».

Cette position, conforme à une jurisprudence bien établie, précise que l’entreprise ne peut se contenter de contestations générales. Elle doit activement remettre en cause la valeur probante des éléments présentés par la Commission en apportant ses propres éléments. En l’espèce, le Tribunal a pu, sans commettre d’erreur de droit, exiger des requérantes qu’elles démontrent en quoi leur participation aux réunions des associations professionnelles n’était pas de nature collusoire. Le simple fait de contester l’interprétation de la Commission sans offrir de justification solide et étayée est insuffisant pour échapper à sa responsabilité, ce qui renforce l’efficacité de l’action de la Commission.

II. La confirmation d’une conception extensive de la participation à l’infraction

Au-delà des aspects procéduraux, l’arrêt est riche d’enseignements sur les conditions de fond de la responsabilité pour une infraction unique et continue. La Cour de justice valide une interprétation large de la notion de participation, fondée sur la connaissance du plan d’ensemble (A), et rappelle la portée de l’obligation de distanciation publique (B).

A. La connaissance du plan d’ensemble comme critère d’imputabilité

Les requérantes, fabricants d’articles en céramique, contestaient leur responsabilité pour une entente couvrant aussi la robinetterie et les enceintes de douche, marchés sur lesquels elles n’étaient pas concurrentes. La Cour rejette cet argument en se fondant sur la théorie de l’infraction unique et continue. Elle rappelle qu’une entreprise « peut ainsi être également responsable des comportements mis en œuvre par d’autres entreprises dans le cadre de la même infraction pour toute la période de sa participation ». La condition pour une telle imputation est qu’il soit établi que « ladite entreprise entendait contribuer par son propre comportement aux objectifs communs poursuivis par l’ensemble des participants et qu’elle avait eu connaissance des comportements infractionnels envisagés ou mis en œuvre par d’autres entreprises […] ou qu’elle pouvait raisonnablement les prévoir et qu’elle était prête à en accepter le risque ».

La Cour confirme que la participation à des réunions au sein d’organismes de coordination multi-produits, comme c’était le cas en l’espèce, suffit à établir cette connaissance ou, à tout le moins, la prévisibilité raisonnable de l’étendue de l’entente. Peu importe que l’entreprise ne soit pas directement active sur tous les segments du marché concerné. Cette solution souligne l’importance pour une entreprise de comprendre la portée globale des discussions auxquelles elle participe. En adoptant une conception large de la conscience de l’infraction, la Cour empêche les entreprises de se retrancher derrière une spécialisation sectorielle pour échapper à leur responsabilité dans des cartels complexes et multi-facettes.

B. L’obligation de distanciation publique comme corollaire de la participation

Enfin, l’arrêt réitère la sévérité du droit de l’Union à l’égard de la participation passive à une entente. Les requérantes avançaient qu’une concertation entre non-concurrents ne pouvait être présumée illicite et qu’elles n’avaient donc pas à se distancier de discussions concernant des produits qu’elles ne fabriquaient pas. La Cour écarte fermement cette ligne de défense. Elle rappelle que « l’approbation tacite d’une initiative illicite, sans se distancier publiquement de son contenu ou la dénoncer aux entités administratives, a pour effet d’encourager la continuation de l’infraction et compromet sa découverte ». Cette obligation de distanciation s’applique même si les discussions ne portent pas directement sur le marché de l’entreprise concernée, dès lors qu’elles s’inscrivent dans le cadre d’une infraction unique et continue.

Le simple fait de rester présent à une réunion au cours de laquelle des informations commercialement sensibles sont échangées entre concurrents, même sur d’autres marchés, est constitutif d’une participation. Cette solution est particulièrement rigoureuse, car elle impose une vigilance de tous les instants aux participants de réunions professionnelles. La seule manière d’échapper à la responsabilité est une prise de distance claire et non équivoque. En refusant d’admettre une exception pour les discussions entre non-concurrents au sein d’une entente globale, la Cour envoie un signal fort : la participation à un cartel, même de manière périphérique, engage pleinement la responsabilité de l’entreprise qui ne manifeste pas son opposition.

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Hassan KOHEN
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