Par un arrêt dont la portée est significative pour l’application du droit d’asile européen, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale. En l’espèce, plusieurs ressortissants de pays tiers avaient traversé le territoire d’un premier État membre pour se rendre dans un second État membre et y déposer une demande d’asile. Les autorités du premier État, confrontées à un afflux massif et exceptionnel de migrants, avaient choisi de ne pas s’opposer à leur entrée et à leur transit, bien que ces derniers ne remplissaient pas les conditions légales d’entrée sur le territoire de l’Union. Le second État membre, saisi des demandes de protection internationale, a alors cherché à transférer les demandeurs vers le premier État membre, arguant que ce dernier était devenu responsable en vertu du règlement n° 604/2013, dit Dublin III. Le litige a conduit une juridiction nationale à interroger la Cour de justice sur l’interprétation à donner aux notions de « visa » et de « franchissement irrégulier » de la frontière dans de telles circonstances. Il s’agissait donc de déterminer si la tolérance manifestée par un État membre face à une situation migratoire exceptionnelle pouvait être assimilée à la délivrance d’un visa au sens de l’article 12 du règlement, ou si, à défaut, elle constituait un franchissement irrégulier de la frontière au sens de l’article 13, emportant dans les deux cas la responsabilité de cet État. Dans sa décision, la Cour répond négativement à la première question mais positivement à la seconde, considérant que la simple tolérance ne constitue pas un visa, mais que l’entrée demeure un franchissement irrégulier. La Cour clarifie ainsi, dans un contexte de crise, l’articulation des critères de responsabilité prévus par le règlement Dublin III (I), tout en consacrant une interprétation stricte de ces critères qui renforce la charge pesant sur les États membres de première entrée (II).
I. La clarification des critères de responsabilité en situation de crise
La décision de la Cour de justice vise à maintenir une application cohérente du règlement Dublin III, même dans des circonstances extraordinaires, en refusant d’assimiler la tolérance administrative à une autorisation formelle (A) mais en reconnaissant le caractère objectif du franchissement de la frontière (B).
A. Le rejet d’une conception extensive de la notion de visa
La Cour de justice opère une distinction nette entre l’acte formel d’octroi d’un visa et la simple inaction des autorités d’un État membre. Elle juge que « le fait, pour les autorités d’un premier État membre […] de tolérer l’entrée sur le territoire de tels ressortissants […] ne doit pas être qualifié de “visa”, au sens de cet article 12 ». Cette interprétation repose sur une définition stricte du visa, entendu comme un acte positif et préalable autorisant l’entrée ou le séjour, ce qui exclut une simple abstention ou une décision de ne pas appliquer les contrôles aux frontières. En agissant ainsi, la Cour préserve la sécurité juridique et évite de créer une nouvelle catégorie d’autorisation implicite qui ne serait pas prévue par les textes. Admettre le contraire aurait ouvert la voie à une grande incertitude, en rendant la détermination de l’État responsable dépendante de l’appréciation subjective du comportement de ses autorités face à une crise. La solution retient donc une approche formaliste, essentielle pour garantir l’uniformité d’application du droit de l’Union.
B. La prise en compte du contexte exceptionnel du franchissement
Si la Cour refuse de qualifier la tolérance de visa, elle n’ignore pas pour autant les circonstances factuelles exceptionnelles dans lesquelles l’entrée a eu lieu. La décision mentionne explicitement la situation d’un État membre « confronté à l’arrivée d’un nombre exceptionnellement élevé de ressortissants de pays tiers ». Cette reconnaissance du contexte de crise est fondamentale, car elle montre que le raisonnement de la Cour n’est pas déconnecté de la réalité opérationnelle des gardes-frontières. Cependant, loin de justifier une dérogation aux règles de responsabilité, ce contexte exceptionnel sert à qualifier la nature même du franchissement. En effet, c’est précisément parce que la situation est hors norme que les autorités ont pu tolérer des entrées qui, en temps normal, auraient été activement empêchées. Cette tolérance ne rend pas l’entrée légale pour autant ; elle ne fait que suspendre temporairement les conséquences habituelles de l’illégalité de l’entrée, sans en modifier la nature juridique profonde.
La clarification apportée par la Cour, si elle distingue la tolérance du visa, n’exonère pas pour autant l’État de première entrée de sa responsabilité, comme le démontre l’analyse du second critère de responsabilité.
II. La consolidation de la responsabilité de l’État de première entrée
En qualifiant l’entrée tolérée de franchissement irrégulier (A), la Cour réaffirme le principe central du système de Dublin et en confirme la portée, malgré les critiques que ce système suscite (B).
A. L’interprétation littérale du franchissement irrégulier
La Cour de justice considère qu’un ressortissant entré sur le territoire d’un État membre sans en remplir les conditions légales « doit être considéré comme ayant “franchi irrégulièrement” la frontière dudit premier État membre au sens de cette disposition ». Le raisonnement est d’une logique implacable : l’irrégularité du franchissement est une condition objective, qui s’apprécie au regard des seules exigences du code frontières Schengen. Le fait que les autorités nationales n’aient pas matériellement empêché ce franchissement est sans incidence sur sa qualification juridique. La tolérance administrative ne saurait purger l’acte de son illégalité initiale. Cette solution a pour conséquence directe d’activer le critère de responsabilité prévu à l’article 13, paragraphe 1, du règlement Dublin III, qui désigne comme responsable l’État membre dont la frontière a été franchie irrégulièrement en premier. La Cour garantit ainsi l’effectivité du mécanisme de responsabilité principal du règlement, en évitant que des situations de crise ne créent des vides juridiques.
B. La portée de la solution : entre pragmatisme et orthodoxie juridique
La portée de cette décision est considérable. D’une part, elle apporte une réponse pragmatique à une situation inédite, en offrant une grille de lecture claire aux États membres confrontés à des flux migratoires massifs. Elle évite un effondrement du système de Dublin en empêchant que la responsabilité ne soit systématiquement reportée sur les États membres de destination finale. D’autre part, elle réaffirme avec force le principe de responsabilité du premier pays d’entrée, qui constitue la pierre angulaire mais aussi la principale faiblesse du système de Dublin. En maintenant une interprétation stricte, la Cour renforce la charge qui pèse sur les États géographiquement exposés, sans apporter de solution aux déséquilibres structurels du régime d’asile européen. Cet arrêt, tout en étant juridiquement fondé et cohérent, souligne ainsi implicitement les limites du cadre légal actuel et la nécessité d’une réforme qui irait au-delà de la simple application des règles existantes pour intégrer un véritable mécanisme de solidarité entre les États membres.