Cour de justice de l’Union européenne, le 26 juin 2025, n°C-469/23

Par un arrêt rendu en formation de cinquième chambre, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur les conditions de recevabilité du recours en annulation formé par une entreprise tierce à l’encontre d’une décision de la Commission européenne autorisant une opération de concentration. En l’espèce, dans le cadre d’un échange d’actifs entre deux importants opérateurs du secteur de l’énergie, l’une des opérations a fait l’objet d’une notification à la Commission, laquelle l’a déclarée compatible avec le marché intérieur par une décision du 26 février 2019. Une entreprise municipale, également active sur le marché de la production d’électricité, a saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours visant à l’annulation de cette décision.

Par un arrêt du 17 mai 2023, le Tribunal a rejeté le recours comme irrecevable. Il a considéré que la société requérante n’avait pas la qualité pour agir, faute d’être individuellement concernée par la décision attaquée au sens de l’article 263, quatrième alinéa, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Le Tribunal a fondé sa conclusion sur l’absence de participation de la requérante à la procédure administrative et sur l’absence de circonstances particulières relatives à l’affectation de sa position sur le marché. La société requérante a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’appréciation du Tribunal.

Il était ainsi demandé à la Cour de justice de déterminer, d’une part, si le Tribunal avait suffisamment motivé sa décision en écartant l’affectation individuelle de la requérante et, d’autre part, si les éléments avancés par cette dernière étaient de nature à lui conférer un droit de recours.

La Cour de justice annule l’arrêt du Tribunal pour un défaut de motivation, estimant que ce dernier n’a pas exposé les raisons pour lesquelles il considérait que la position de la requérante sur le marché n’était pas substantiellement affectée. Statuant ensuite elle-même sur le litige, la Cour juge néanmoins que les arguments de la requérante ne permettent pas d’établir une affectation substantielle de sa position concurrentielle. Par conséquent, elle rejette le recours en annulation comme étant irrecevable, confirmant ainsi le résultat de la décision du Tribunal tout en en censurant le raisonnement.

Cette décision illustre la rigueur maintenue par la jurisprudence de l’Union quant aux conditions d’accès au juge pour les concurrents d’une concentration (I), tout en offrant un exemple significatif du contrôle exercé par la Cour sur l’obligation de motivation, même si la portée pratique de cette censure s’avère limitée pour le requérant (II).

I. La confirmation d’une conception stricte de l’affectation individuelle du concurrent

La Cour de justice profite de ce litige pour réaffirmer l’interprétation restrictive de la notion d’affectation individuelle, conditionnant la recevabilité du recours d’un tiers. Elle rappelle ainsi que l’existence d’une affectation substantielle de la position sur le marché demeure une exigence centrale (A), dont la preuve n’est pas rapportée par la seule évocation de la qualité de concurrent (B).

A. Le rappel de l’exigence d’une affectation substantielle de la position sur le marché

La Cour rappelle que, pour qu’une entreprise tierce soit considérée comme individuellement concernée par une décision autorisant une concentration, sa « position actuelle et future » sur le marché doit être « affectée de façon substantielle ». Cette condition s’ajoute à celle, non suffisante à elle seule, de la participation à la procédure administrative. La jurisprudence constante exige en effet que la décision atteigne le requérant en raison de qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne.

Dans ce contexte, la Cour précise que « la seule circonstance qu’un acte tel que la décision litigieuse soit susceptible d’exercer une certaine influence sur les rapports de concurrence existant dans le marché pertinent et que l’entreprise concernée se trouvait dans une quelconque relation de concurrence avec le bénéficiaire de cet acte ne saurait, en tout état de cause, suffire ». Par cette formule, la juridiction de l’Union écarte une conception trop large de la recevabilité qui ouvrirait le prétoire à tout acteur économique se sentant simplement menacé par le renforcement d’un concurrent. L’affectation doit dépasser le simple impact concurrentiel inhérent à la dynamique du marché.

L’analyse de la Cour démontre que le critère de l’affectation substantielle fonctionne comme un filtre rigoureux. Il ne s’agit pas seulement de démontrer un préjudice économique potentiel, mais de prouver que l’opération de concentration place le requérant dans une situation factuelle et juridique singulière, le distinguant de la masse des autres concurrents. C’est précisément sur ce point que l’argumentaire de la société requérante a été jugé défaillant.

B. L’insuffisance des éléments généraux pour caractériser une situation singulière

La Cour de justice, en statuant définitivement sur le litige, procède à l’examen des éléments que la société requérante avait présentés pour justifier de son affectation individuelle. Ces arguments, qui incluaient sa structure d’actionnariat, le nombre de ses salariés, ses activités concurrentes ou les particularités du marché de l’énergie, sont jugés insuffisants pour l’individualiser. La Cour souligne que ces circonstances « sont susceptibles de caractériser tout autre producteur d’énergie et ne permettent pas de distinguer la requérante de manière singulière par rapport à ses autres concurrents sur le marché ».

De même, d’autres arguments, tels que la nécessité pour l’entreprise d’acheter de l’électricité sur le réseau en amont ou le renforcement de la position de l’une des parties à la concentration, sont également rejetés. La Cour considère que ces éléments ne démontrent pas en quoi la requérante est touchée d’une manière analogue à un destinataire de la décision. La création d’un « géant dans le domaine de la production » est une conséquence qui affecte l’ensemble des acteurs du marché, et non la requérante de façon spécifique.

Le raisonnement de la Cour illustre la difficulté pratique pour un concurrent de satisfaire aux exigences de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE. Il est tenu de fournir la preuve d’un impact qui dépasse les conséquences normales d’une modification de la structure du marché. Cette approche, si elle garantit la maîtrise du contentieux de l’Union, restreint considérablement la capacité des entreprises à contester des opérations de concentration qu’elles estiment pourtant préjudiciables à la concurrence.

II. Une censure pour vice de motivation à la portée pratique neutralisée

L’aspect le plus notable de cet arrêt réside dans la dualité de la solution. La Cour de justice censure l’arrêt du Tribunal pour un défaut de motivation (A), mais elle neutralise immédiatement la portée de cette annulation en rejetant elle-même le recours au fond, par substitution de motifs (B).

A. La sanction d’une motivation insuffisante du juge de première instance

La Cour de justice accueille le premier moyen du pourvoi et annule l’arrêt du Tribunal en raison d’une violation de l’obligation de motivation. Le Tribunal s’était borné à affirmer « l’absence de circonstance particulière relative à l’affectation de sa position sur le marché » sans fournir d’explication. La Cour juge cette formule insuffisante. Elle estime qu’« en se limitant à constater » cette absence, le Tribunal n’a fourni « aucun élément de motivation, même succinct », apte à permettre à la requérante de comprendre les raisons de ce rejet et à la Cour d’exercer son contrôle.

Cette censure rappelle que l’obligation de motivation, consacrée par les textes et la jurisprudence, n’est pas une simple clause de style. Le juge de première instance doit répondre, même implicitement, aux arguments essentiels soulevés par les parties. En l’espèce, la société requérante avait avancé plusieurs éléments pour démontrer l’affectation substantielle de sa position. Le silence du Tribunal sur ces points constitue un vice de forme justifiant l’annulation de sa décision.

Cette solution réaffirme la place centrale du droit à un procès équitable et à une protection juridictionnelle effective, qui implique pour le justiciable le droit de connaître les raisons pour lesquelles ses prétentions sont écartées. La victoire procédurale obtenue par la requérante sur ce point est cependant immédiatement privée de ses effets pratiques par la décision de la Cour de statuer elle-même sur l’affaire.

B. L’application de la solution au fond par la Cour au détriment du requérant

Conformément à l’article 61 de son statut, la Cour de justice peut, lorsque le litige est en état d’être jugé, statuer définitivement après annulation. C’est la voie qu’elle choisit ici. La Cour procède alors à l’examen que le Tribunal aurait dû mener, analysant les arguments de la requérante relatifs à son affectation individuelle pour conclure, comme exposé précédemment, à leur insuffisance. Le résultat final est donc identique à celui du Tribunal : le recours est rejeté comme irrecevable.

Cette substitution de motifs, si elle répond à un impératif d’économie procédurale en évitant un renvoi devant le Tribunal, produit un effet paradoxal. La requérante, qui a obtenu gain de cause sur le plan procédural, voit sa défaite sur la recevabilité confirmée dans la même décision. La portée de l’annulation pour vice de forme est ainsi entièrement neutralisée, la Cour se contentant de formuler le raisonnement que le Tribunal avait omis.

En définitive, l’arrêt illustre une forme de pragmatisme juridictionnel où la Cour, tout en rappelant les exigences procédurales qui s’imposent au Tribunal, privilégie une issue rapide au litige lorsqu’elle estime que le renvoi n’offrirait aucune chance de succès supplémentaire au requérant. Pour ce dernier, la satisfaction d’avoir vu le défaut de motivation sanctionné est bien maigre face à la confirmation de la fermeture des portes du prétoire.

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Hassan KOHEN
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