Cour de justice de l’Union européenne, le 26 juin 2025, n°C-484/23

Par un arrêt du 17 mai 2023, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions de recevabilité du recours en annulation formé par une entreprise concurrente contre une décision de la Commission européenne autorisant une opération de concentration. En l’espèce, une entreprise du secteur de l’énergie avait saisi le Tribunal de l’Union européenne d’un recours visant à l’annulation d’une décision de la Commission déclarant compatible avec le marché intérieur une concentration entre deux autres opérateurs majeurs du même secteur. Le Tribunal avait rejeté ce recours comme irrecevable au motif que l’entreprise requérante n’était pas individuellement concernée par la décision litigieuse, condition pourtant exigée par l’article 263, quatrième alinéa, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Saisie d’un pourvoi, la Cour de justice a annulé l’arrêt du Tribunal pour défaut de motivation, avant de statuer elle-même définitivement sur le litige en rejetant le recours initial pour les mêmes motifs de fond que ceux qui avaient été implicitement retenus par le Tribunal. La question de droit soulevée par cette affaire portait donc sur les critères permettant d’établir qu’une entreprise est individuellement concernée par une décision de concentration et sur les conséquences d’un défaut de motivation du Tribunal dans son appréciation de ces critères. La Cour de justice a jugé qu’une motivation insuffisante du Tribunal justifie l’annulation de sa décision, mais n’entraîne pas pour autant la recevabilité du recours initial, la Cour conservant la faculté d’examiner elle-même si les conditions de la qualité pour agir sont réunies.

L’analyse de cette décision révèle une dualité dans le raisonnement de la Cour, qui censure d’abord la forme de l’arrêt du Tribunal en raison d’une motivation défaillante (I), pour ensuite confirmer sur le fond l’irrecevabilité du recours en appliquant une interprétation stricte des conditions de la qualité pour agir (II).

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I. La sanction d’une motivation insuffisante du Tribunal

La Cour de justice a d’abord accueilli le pourvoi en sanctionnant le manquement du Tribunal à son obligation de motivation (A), bien que cette censure procédurale n’ait pas emporté de conséquences sur l’issue finale du litige (B).

A. Le rappel à l’ordre formel quant à l’obligation de motivation

La Cour de justice rappelle que l’obligation de motivation, imposée au Tribunal par les statuts de la Cour, est une exigence fondamentale qui doit permettre aux justiciables de comprendre les raisons de la décision et à la Cour d’exercer son contrôle juridictionnel. En l’espèce, le Tribunal s’était borné à affirmer l’absence de circonstance particulière relative à l’affectation de la position de la requérante sur le marché, sans répondre aux arguments précis que celle-ci avait pourtant soulevés. La Cour de justice a estimé qu’une telle approche ne satisfaisait pas à l’exigence de motivation. Elle juge ainsi que le Tribunal « n’a fourni aucun élément de motivation, même succinct, permettant, d’une part, à la requérante de comprendre si les arguments qu’elle a invoqués pour soutenir que sa position sur le marché était substantiellement affectée ont été examinés et, dans cette hypothèse, pour quelles raisons ils ont été considérés inaptes à établir une telle affectation et, d’autre part, à la Cour de disposer d’éléments suffisants pour exercer son contrôle ». Cette censure souligne que les juges du fond ne peuvent se contenter d’affirmations péremptoires et doivent engager un dialogue, même bref, avec les moyens soulevés par les parties.

B. Une annulation aux effets procéduraux limités

La constatation du défaut de motivation a logiquement conduit la Cour de justice à annuler l’arrêt du Tribunal. Toutefois, cette annulation est restée purement procédurale. La Cour n’a pas tiré de cette défaillance formelle une conclusion sur la recevabilité du recours. Au lieu de renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il motive à nouveau sa décision, la Cour a choisi d’user de la faculté que lui offre l’article 61 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne de statuer elle-même définitivement sur le litige. Cette approche, si elle garantit une bonne économie de la justice, prive cependant la victoire de l’entreprise requérante au stade du pourvoi de toute portée pratique. L’annulation de l’arrêt attaqué apparaît alors comme une sanction symbolique du travail du Tribunal, mais elle ne modifie en rien la situation de la requérante, dont le sort dépendait en définitive de l’appréciation de la Cour sur le fond.

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II. La confirmation d’une conception restrictive de la qualité pour agir

En statuant sur le litige, la Cour de justice a confirmé sa jurisprudence rigoureuse en rejetant l’idée d’un droit à agir autonome fondé sur la participation à la procédure (A) et en réaffirmant la nécessité de démontrer une affectation substantielle et individualisée de la position sur le marché (B).

A. Le rejet de la participation à la procédure comme critère suffisant d’individualisation

L’entreprise requérante soutenait notamment que sa participation à la procédure administrative devant la Commission, qui lui avait d’ailleurs reconnu le statut de tiers intéressé, suffisait à établir sa qualité pour agir. La Cour de justice écarte fermement cet argument en rappelant sa jurisprudence constante. La participation à la procédure administrative, même si elle est qualifiée d’« active », ne constitue qu’un indice parmi d’autres et ne saurait, à elle seule, individualiser une entreprise. La Cour précise que « même une participation active à la procédure administrative relative à une opération de concentration […] ne saurait être considérée comme étant suffisante afin d’établir qu’une décision déclarant cette opération compatible avec le marché intérieur concerne individuellement une entreprise ». Cette position préserve la portée de l’article 263, quatrième alinéa, du Traité, en évitant que la recevabilité du recours ne dépende de la seule volonté de la Commission d’associer ou non une entreprise à son enquête.

B. L’exigence maintenue d’une affectation substantielle et singulière de la position concurrentielle

Le cœur du raisonnement de la Cour réside dans son appréciation de l’affectation de la position concurrentielle de la requérante. En examinant elle-même les arguments de cette dernière, la Cour a jugé qu’ils étaient trop généraux pour la distinguer des autres opérateurs du marché. Des éléments tels que le chiffre d’affaires, le statut de fournisseur régional important ou la simple relation de concurrence avec les parties à la concentration ne suffisent pas. La Cour a estimé que l’entreprise n’avait pas réussi à « démontrer en quoi ces circonstances et activités […] sont de nature à l’individualiser de manière analogue aux destinataires de la décision litigieuse ». En d’autres termes, l’affectation de la position sur le marché doit être non seulement substantielle, mais également singulière, c’est-à-dire propre à l’entreprise requérante et la différenciant de la masse des autres concurrents. Cette exigence d’une individualisation par l’effet de la décision maintient un seuil de recevabilité très élevé pour les tiers qui souhaitent contester une autorisation de concentration.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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