Par un arrêt rendu en matière de contrôle des concentrations, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur les conditions de recevabilité du recours en annulation formé par une entreprise tierce à l’encontre d’une décision de la Commission européenne. En l’espèce, une entreprise régionale de fourniture d’énergie avait demandé l’annulation d’une décision de la Commission autorisant une opération de concentration entre deux autres sociétés actives sur le marché de l’énergie. Cette opération s’inscrivait dans le cadre d’un échange plus vaste d’actifs entre les deux principaux acteurs concernés. La requérante, après avoir participé de manière limitée à la procédure administrative, a saisi le Tribunal de l’Union européenne. Par un arrêt du 17 mai 2023, le Tribunal a rejeté le recours comme irrecevable, estimant que la requérante n’était pas individuellement concernée par la décision litigieuse. Le Tribunal a jugé que la participation de l’entreprise à la phase administrative n’avait pas été suffisamment active et qu’aucune circonstance particulière relative à l’affectation de sa position sur le marché n’avait été établie. Saisie d’un pourvoi par l’entreprise évincée, la Cour de justice était amenée à se prononcer sur la question de savoir quelles circonstances spécifiques permettent de caractériser l’affectation individuelle d’une entreprise concurrente au sens de l’article 263, quatrième alinéa, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En particulier, il s’agissait de déterminer si le seul statut de concurrent important et une participation minimale à la procédure suffisaient à ouvrir le droit au recours. La Cour de justice annule l’arrêt du Tribunal pour un défaut de motivation, lui reprochant de ne pas avoir examiné les arguments de la requérante relatifs à l’affectation substantielle de sa position concurrentielle. Statuant ensuite elle-même sur le litige, elle juge néanmoins que les éléments avancés par la requérante ne permettent pas de la distinguer de tout autre opérateur sur le marché et, par conséquent, de la considérer comme individuellement concernée. Le recours initial est donc rejeté comme irrecevable.
Cet arrêt illustre la rigueur avec laquelle les conditions de la qualité pour agir sont examinées, même lorsqu’une juridiction inférieure commet une erreur procédurale. La Cour de justice censure ainsi une motivation insuffisante du Tribunal concernant l’affectation individuelle du requérant (I), avant de confirmer une conception restrictive de l’affectation substantielle de la position sur le marché (II).
I. La censure d’une motivation insuffisante du Tribunal quant à l’affectation individuelle du requérant
La Cour de justice commence par rappeler le cadre juridique strict qui gouverne la recevabilité des recours des tiers (A), pour ensuite sanctionner le manquement du Tribunal à son obligation de motiver sa décision sur un point essentiel (B).
A. Le rappel des conditions cumulatives de la qualité pour agir d’un tiers concurrent
La jurisprudence de l’Union européenne subordonne la recevabilité du recours d’une personne physique ou morale contre un acte dont elle n’est pas le destinataire à la double condition que cet acte la concerne directement et individuellement. Dans le domaine du droit de la concurrence, la Cour précise que pour être individuellement concernée, une entreprise tierce doit démontrer que la décision l’affecte en raison de qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui la caractérise par rapport à toute autre personne. En matière de concentrations, cette individualisation est appréciée au regard d’un faisceau d’indices, notamment la participation active à la procédure administrative et l’affectation substantielle de la position sur le marché.
Dans le cas présent, la Cour de justice confirme l’analyse du Tribunal selon laquelle la participation de la requérante à la procédure administrative fut trop limitée pour être qualifiée d’active. Elle note que les observations de la requérante « s’étaient résumées à ses réponses à l’enquête de marché menée par la Commission ». La simple réponse à un questionnaire, sans autres contributions significatives, ne suffit pas à établir une participation active susceptible de fonder une qualité pour agir. Cet élément n’étant pas suffisant, l’analyse devait se porter sur l’existence d’autres circonstances spécifiques, tenant notamment à l’impact de l’opération sur la situation concurrentielle de la requérante. C’est précisément sur ce point que le raisonnement du Tribunal s’est avéré défaillant.
B. La sanction du défaut de réponse aux arguments relatifs à l’affectation substantielle du marché
Le principal apport de la décision réside dans l’annulation de l’arrêt du Tribunal pour vice de motivation. La Cour de justice relève que la requérante avait présenté plusieurs arguments visant à démontrer que sa position sur le marché était substantiellement affectée par l’opération de concentration. Or, le Tribunal s’est contenté d’écarter cet aspect en affirmant de manière lapidaire « l’absence de circonstance particulière relative à l’affectation de sa position sur le marché ». La Cour juge cette motivation manifestement insuffisante pour répondre aux exigences de l’article 36 de son statut.
Elle souligne que le Tribunal « n’a fourni aucun élément de motivation, même succinct, permettant, d’une part, à la requérante de comprendre si les arguments qu’elle a invoqués pour soutenir que sa position sur le marché était substantiellement affectée ont été examinés et, dans cette hypothèse, pour quelles raisons ils ont été considérés inaptes à établir une telle affectation et, d’autre part, à la Cour de disposer d’éléments suffisants pour exercer son contrôle ». Cette censure rappelle que l’obligation de motivation constitue une garantie essentielle pour les justiciables et une condition nécessaire à l’exercice du contrôle juridictionnel. L’annulation prononcée sur ce fondement procédural ne préjugeait toutefois pas de la solution sur le fond de la question de la recevabilité.
II. La confirmation d’une conception restrictive de l’affectation substantielle de la position sur le marché
Après avoir annulé l’arrêt du Tribunal, la Cour de justice décide de régler elle-même l’affaire au fond (A), ce qui la conduit à procéder à une appréciation rigoureuse des arguments de la requérante et à conclure à son défaut d’individualisation (B).
A. L’évocation par la Cour du litige en application de l’article 61 de son statut
Conformément à l’article 61, premier alinéa, de son statut, la Cour de justice peut, en cas d’annulation, statuer définitivement sur le litige lorsque celui-ci est en état d’être jugé. Faisant usage de cette faculté, elle se substitue au Tribunal pour examiner directement les arguments que ce dernier avait omis d’analyser. Cette démarche, motivée par un souci de bonne administration de la justice et d’économie procédurale, permet de clore le litige sans avoir à renvoyer l’affaire devant la juridiction inférieure.
La Cour se livre alors à l’examen que le Tribunal aurait dû effectuer, à savoir l’analyse des circonstances invoquées par la requérante pour justifier d’une affectation substantielle de sa position sur le marché. Cette substitution lui offre l’occasion de préciser concrètement les critères d’appréciation de l’affectation individuelle et de réaffirmer la portée limitée de cette condition.
B. L’appréciation concrète et rigoureuse de l’absence d’individualisation du requérant
En examinant les éléments avancés par la requérante, tels que son chiffre d’affaires, son importance en tant que fournisseur régional ou le nombre de ses salariés, la Cour estime que ces derniers ne suffisent pas à la distinguer de manière singulière. Elle juge que ces « circonstances et activités sont susceptibles de caractériser tout autre producteur d’énergie et ne permettent pas de distinguer la requérante de manière singulière par rapport à ses autres concurrents sur le marché ».
Par cette appréciation, la Cour rappelle que la seule circonstance qu’une décision de concentration affecte la situation concurrentielle d’une entreprise ne suffit pas à lui conférer une qualité pour agir. Il est nécessaire de démontrer une atteinte particulière, d’une nature ou d’une intensité telle qu’elle individualise l’entreprise par rapport à l’ensemble des autres opérateurs économiques. En l’absence d’une telle démonstration, la requérante ne peut être considérée comme individuellement concernée. En rejetant finalement le recours pour irrecevabilité, la Cour de justice confirme que, malgré un vice de forme dans la décision du Tribunal, l’approche de fond demeure particulièrement exigeante pour les tiers souhaitant contester une autorisation de concentration.