Cour de justice de l’Union européenne, le 26 mai 2005, n°C-249/04

Par un arrêt en date du 26 mai 2005, la Cour de justice des Communautés européennes a clarifié l’étendue du principe d’unicité de la législation applicable en matière de sécurité sociale. La Cour était saisie d’une question préjudicielle par une juridiction belge dans le cadre d’un litige portant sur le calcul d’une cotisation sociale due par un travailleur indépendant.

En l’espèce, un ressortissant belge, résidant en Belgique, exerçait des activités professionnelles non salariées à la fois sur le territoire belge et en France. L’organisme de sécurité sociale belge lui a réclamé le paiement d’une « cotisation de modération », calculée sur la base de l’ensemble de ses revenus professionnels, y compris ceux perçus en France. Le travailleur indépendant a contesté ce calcul, arguant que ses revenus français ne devaient pas être inclus dans l’assiette de cette cotisation, d’autant plus que son paiement n’ouvrait droit à aucune prestation sociale correspondante.

Le litige a été porté en première instance devant le tribunal du travail d’Arlon, qui a condamné le travailleur au paiement de la cotisation. Ce dernier a interjeté appel de la décision devant la cour du travail de Liège. Face à la difficulté d’interprétation du droit communautaire, la juridiction d’appel a décidé de surseoir à statuer et de poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice. La première question visait à déterminer si le règlement n° 1408/71 faisait obstacle à ce que la cotisation soit calculée en incluant les revenus obtenus dans un autre État membre. La seconde question interrogeait la compatibilité d’un tel mécanisme avec la liberté d’établissement garantie par le traité instituant la Communauté européenne.

Le problème de droit soulevé était donc de savoir si le droit communautaire, et plus spécifiquement le principe de l’unicité de la législation de sécurité sociale, permet à l’État membre de résidence de calculer des cotisations sociales sur la totalité des revenus d’un travailleur pluriactif, incluant ceux générés dans un autre État membre, et si cette méthode ne constitue pas une entrave à la libre circulation des personnes.

À cette interrogation, la Cour de justice répond de manière positive. Elle juge que les dispositions du règlement n° 1408/71 non seulement autorisent mais exigent une telle méthode de calcul. De surcroît, elle considère que ce mécanisme, loin de constituer une restriction, facilite au contraire l’exercice de la liberté d’établissement.

La Cour consacre ainsi une application rigoureuse du principe d’unicité de la législation applicable en matière de sécurité sociale (I), tout en confirmant la compatibilité de ce mécanisme avec les libertés fondamentales garanties par le traité (II).

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I. L’application rigoureuse du principe d’unicité de la législation de sécurité sociale

La décision de la Cour repose sur une interprétation stricte des dispositions du règlement n° 1408/71, qui s’articule en deux temps. Elle commence par affirmer la nature sociale de la cotisation litigieuse pour la faire entrer dans le champ d’application du règlement (A), avant de déduire logiquement de ce dernier l’obligation d’inclure les revenus étrangers dans son assiette (B).

A. La qualification de la cotisation en tant que prélèvement social

La juridiction de renvoi émettait des doutes sur la nature de la « cotisation de modération », suggérant qu’elle s’apparentait davantage à un impôt qu’à une cotisation sociale, notamment en raison de l’absence de contrepartie directe en termes de prestations. La Cour écarte cette analyse en rappelant sa jurisprudence constante. Elle souligne que pour déterminer si un prélèvement relève du champ d’application du règlement n° 1408/71, « le critère déterminant est celui de l’affectation spécifique au financement d’un régime de sécurité sociale d’un État membre ». L’existence ou l’absence de bénéfices directs pour le cotisant est indifférente. En l’espèce, le produit de la cotisation était affecté au régime de pension de retraite et de survie des travailleurs indépendants en Belgique. Cette affectation suffit à lui conférer le caractère de cotisation sociale et à rendre le règlement applicable. Cette approche extensive permet d’assurer une application large des règles de coordination, évitant que les États membres ne puissent s’y soustraire par le biais de qualifications nationales spécifiques de leurs prélèvements.

B. La totalisation des revenus en vertu de la loi de l’État de résidence

Une fois le règlement n° 1408/71 jugé applicable, la solution découle directement des règles de conflit de lois qu’il édicte. L’article 13, paragraphe 1, pose le principe fondamental de l’unicité de la législation applicable. Pour un travailleur non salarié exerçant son activité sur le territoire de plusieurs États membres, l’article 14 bis, point 2, désigne comme seule applicable la législation de l’État de résidence, à condition qu’il y exerce une partie de son activité. Le requérant étant résident belge et y travaillant, il était exclusivement soumis à la législation belge. La Cour en tire la conséquence logique en s’appuyant sur l’article 14 quinquies, paragraphe 1, du même règlement, qui dispose que la personne concernée « est traitée, aux fins de l’application de la législation déterminée […], comme si elle exerçait l’ensemble de son activité professionnelle ou de ses activités professionnelles sur le territoire de l’État membre concerné ». Cette fiction juridique implique que l’État de résidence doit prendre en compte tous les revenus professionnels, quelle que soit leur origine géographique, pour calculer les cotisations dues. Ainsi, non seulement l’inclusion des revenus français n’était pas interdite, mais elle était en réalité une exigence découlant du règlement lui-même.

Après avoir confirmé que le règlement imposait cette méthode de calcul, la Cour devait encore s’assurer que cette solution ne portait pas atteinte à une liberté fondamentale.

II. La compatibilité de l’assiette élargie avec la liberté d’établissement

La seconde question portait sur une éventuelle contradiction entre la solution imposée par le règlement et la liberté d’établissement prévue à l’article 52 du traité CE (devenu article 43 CE). La Cour rejette cette idée en démontrant que le mécanisme n’engendre pas de restriction à cette liberté (A) et qu’il constitue au contraire un instrument au service de la libre circulation (B).

A. L’absence d’une restriction à la liberté d’établissement

Selon une jurisprudence bien établie, une mesure nationale constitue une restriction à la liberté d’établissement si elle est susceptible de « gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité ». Le requérant au principal pouvait légitimement considérer que le fait de devoir payer en Belgique des cotisations sur des revenus générés en France rendait l’exercice de son activité transfrontalière moins attractif. Toutefois, la Cour adopte une perspective plus large. Elle rappelle que le système de coordination mis en place par le règlement n° 1408/71, et singulièrement le principe d’unicité de la législation, a pour objet de simplifier la situation des travailleurs migrants. Il vise à éviter les complications administratives et les cumuls ou les lacunes de couverture qui résulteraient de l’application simultanée de plusieurs systèmes de sécurité sociale. Le rattachement à une seule législation, celle de l’État de résidence, offre une solution claire et prévisible. Dans cette optique, l’obligation de cotiser sur l’ensemble des revenus n’est que le corollaire logique de l’affiliation à un régime unique.

B. La consécration d’un mécanisme facilitateur de la libre circulation

La Cour va plus loin en affirmant que l’application des règles du règlement n° 1408/71 « n’est, en l’espèce, pas susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité, mais contribue, au contraire, à faciliter l’exercice de ces dernières ». En soumettant les travailleurs pluriactifs à une seule législation, le droit communautaire cherche à assurer une égalité de traitement entre ces derniers et les travailleurs exerçant leur activité dans un seul État membre. Le travailleur indépendant est ainsi placé dans une situation identique à celle d’un résident belge qui réaliserait la totalité de ses revenus en Belgique. Cette solution garantit la neutralité du système de sécurité sociale au regard de la décision d’exercer ou non une activité dans un autre État membre. Les mesures nationales qui, comme en l’espèce, ne font que mettre en œuvre les exigences du règlement, ne peuvent donc être qualifiées de restrictions à la liberté d’établissement. Elles sont au contraire la manifestation d’un système conçu pour promouvoir et non pour entraver la mobilité des personnes au sein de la Communauté.

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