Par un arrêt du 26 mai 2005, la Cour de justice des Communautés européennes, réunie en première chambre, a précisé les limites de l’autonomie des États membres au sein d’une organisation commune de marché. La Cour a été saisie d’une demande de décision préjudicielle par une juridiction néerlandaise dans le cadre d’un litige opposant un éleveur de vaches laitières à l’office national des produits laitiers. En application d’une réglementation nationale, une laiterie avait opéré une retenue sur le prix du lait livré par l’éleveur au motif que celui-ci contenait des résidus d’antibiotiques, ne respectant pas ainsi certains critères de qualité. Ce système national prévoyait que les montants des retenues perçues auprès des producteurs de lait de moindre qualité étaient mutualisés puis redistribués sous forme de primes aux producteurs ayant livré un lait conforme aux exigences de qualité.
L’éleveur a contesté la légalité de cette retenue devant les juridictions nationales. La juridiction de renvoi, doutant de la conformité du dispositif national avec le droit communautaire, a interrogé la Cour sur la compatibilité de ce régime avec le règlement portant organisation commune des marchés dans le secteur du lait, et plus particulièrement avec le mécanisme de formation des prix qu’il instaure. La question posée à la Cour était donc de savoir si une réglementation nationale instituant un système de retenues et de primes modulant le prix du lait en fonction de sa qualité est compatible avec une organisation commune de marché fondée sur un régime de prix commun.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative. Elle juge que le régime commun des prix sur lequel repose l’organisation commune des marchés dans le secteur laitier s’oppose à ce que les États membres adoptent unilatéralement des dispositions qui interviennent dans le mécanisme de la formation des prix. La Cour considère que le dispositif national en cause, qui oblige les laiteries à retenir une réduction sur le prix du lait ne remplissant pas certains critères de qualité pour ensuite redistribuer ces sommes aux producteurs de lait de haute qualité, constitue une telle intervention prohibée.
Cette solution réaffirme avec force le principe de la compétence exclusive de l’Union dans la gestion des mécanismes de prix au sein des organisations communes de marché (I), tout en offrant une interprétation stricte des compétences résiduelles laissées aux États membres, notamment en matière de politique de la qualité (II).
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I. L’affirmation du caractère exclusif du mécanisme communautaire de formation des prix
La Cour rappelle que l’existence d’une organisation commune de marché fondée sur un régime de prix commun exclut en principe toute intervention étatique unilatérale affectant ce régime. Elle assoit sa décision sur la prééminence du système de prix communautaire (A) pour ensuite qualifier le dispositif national d’intervention directe et illicite dans ce mécanisme (B).
A. La prééminence du système de prix de l’organisation commune de marché
La Cour souligne que l’un des objectifs cardinaux de l’organisation commune des marchés dans le secteur laitier est d’assurer aux producteurs un prix orienté vers le prix indicatif fixé au niveau communautaire. Pour ce faire, le règlement met en place des mécanismes, tels que les prix d’intervention, qui « restent sous le seul contrôle de la Communauté ». Cette finalité implique une dépossession des États membres de leur compétence pour réguler la formation des prix au stade de la production.
En s’appuyant sur une jurisprudence établie, la Cour énonce que « dans les domaines couverts par une organisation commune, à plus forte raison lorsque cette organisation est fondée sur un régime commun des prix, les États membres ne peuvent plus intervenir, par des dispositions nationales prises unilatéralement, dans le mécanisme de la formation des prix régis, au même stade de production, par l’organisation commune ». Cette primauté fonctionnelle est essentielle pour garantir l’uniformité du marché et l’égalité de traitement entre les producteurs de l’Union. Le système de prix commun constitue ainsi un ensemble cohérent et fermé, dont le bon fonctionnement serait compromis par des initiatives nationales isolées.
B. La qualification d’intervention prohibée du régime national
Le cœur du raisonnement de la Cour réside dans la qualification du mécanisme néerlandais. Celui-ci n’est pas analysé comme une simple mesure de politique agricole ou de protection des consommateurs, mais bien comme une intervention directe dans la formation du prix. En effet, le régime « contraint chaque laiterie tantôt à retenir une réduction sur le prix normalement dû à l’éleveur de vaches laitières […], tantôt à verser à l’éleveur […] une prime ».
Ce faisant, le dispositif national « a donc pour effet de déterminer à l’avance certains facteurs devant intervenir dans la fixation définitive du prix à payer par la laiterie à chaque éleveur ». Loin d’être une simple incitation à la qualité, le système de retenues et de primes devient une composante obligatoire du prix final, altérant le libre jeu des mécanismes prévus par l’organisation commune. De surcroît, la Cour relève que le système perturbe le marché en faisant supporter aux laiteries les surcoûts liés à un lait de qualité inférieure, puisque la réduction de prix ne leur bénéficie pas mais est transférée à d’autres producteurs.
En établissant cette incompatibilité de principe, la Cour encadre sévèrement les marges de manœuvre nationales. Elle examine ensuite les justifications avancées par l’État membre pour conclure à leur insuffisance.
II. L’interprétation restrictive des compétences résiduelles des États membres
Face aux arguments du gouvernement national, la Cour opère un contrôle rigoureux qui conduit à restreindre la portée des compétences que les États membres pensaient conserver. Elle écarte ainsi la poursuite d’objectifs de qualité comme justification d’une intervention sur les prix (A) et neutralise la portée d’une disposition communautaire qui semblait pourtant autoriser un tel paiement différencié (B).
A. Le rejet des objectifs de qualité comme justification d’une intervention sur les prix
Le gouvernement national et l’office des produits laitiers soutenaient que le régime visait uniquement à encourager la production de lait de haute qualité, un objectif non couvert exhaustivement par l’organisation commune. La Cour ne nie pas la légitimité d’un tel objectif, ni même la compétence des États membres pour édicter des règles de qualité en l’absence de réglementation communautaire harmonisée.
Toutefois, elle distingue radicalement les mesures affectant les conditions de production, qui peuvent être admises, de celles qui interviennent directement sur les prix. Le régime en cause, en imposant des ajustements financiers obligatoires au prix payé au producteur, franchit la ligne rouge. L’arrêt souligne implicitement qu’une politique de qualité ne peut se traduire par la mise en place d’un mécanisme de prix parallèle, même si celui-ci est budgétairement neutre à l’échelle nationale du fait de la péréquation entre retenues et primes. En outre, le versement de primes aux producteurs de lait de qualité normale est susceptible de « nuire à ces objectifs en conférant un avantage auxdits éleveurs », perturbant ainsi les équilibres visés par l’organisation commune.
B. La neutralisation d’une autorisation apparente de paiement différencié
L’argument le plus technique avancé pour défendre le régime national reposait sur l’article 5 du règlement n° 1411/71. Cette disposition prévoyait que le lait destiné à la consommation humaine devait être soumis à « un système de paiement différencié selon la qualité ». Cette règle semblait donc explicitement ouvrir la voie à un dispositif tel que celui mis en place aux Pays-Bas.
Cependant, la Cour écarte cet argument par une approche formaliste. Elle relève que la mise en œuvre de cet article 5 était subordonnée à l’adoption, par le Conseil, de règles générales d’application. Or, la Cour constate que « de telles règles n’ont, ainsi que la Commission l’a relevé à juste titre, jamais été adoptées par le Conseil ». En l’absence des mesures d’exécution prévues par le texte lui-même, la disposition est privée de tout effet direct et ne saurait fonder une compétence nationale pour agir. Cette analyse démontre que même une intention claire du législateur communautaire de permettre une différenciation des prix selon la qualité reste lettre morte si elle n’est pas suivie du processus normatif complet, interdisant aux États membres de s’engouffrer dans ce vide juridique.