Par un arrêt en date du 26 mai 2005, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une question préjudicielle par la House of Lords, a précisé l’interprétation de la notion de « date du transfert » au sens de la directive 77/187/CEE relative au maintien des droits des travailleurs. En l’espèce, une opération de privatisation de programmes de formation professionnelle avait été menée au Royaume-Uni. Les activités d’un ministère avaient été transférées à des entités privées nouvellement créées. Dans ce cadre, des fonctionnaires qui travaillaient pour le ministère ont d’abord été détachés auprès de l’une de ces entités privées, avant de démissionner de la fonction publique pour devenir salariés de ladite entité quelques années après le début de ses activités. L’un de ces salariés ayant été licencié, un litige est né quant à la prise en compte de son ancienneté acquise dans la fonction publique pour le calcul de ses droits, l’employeur refusant de reconnaître une continuité d’emploi.
Les juridictions britanniques ont été saisies du litige. L’Employment Tribunal Abergele, par un jugement du 22 décembre 1999, a considéré qu’un transfert d’entreprise avait bien eu lieu et que les périodes de service devaient être cumulées. Saisi d’un appel, l’Employment Appeal Tribunal a infirmé cette décision le 5 octobre 2001, en jugeant que le transfert avait eu lieu bien avant l’embauche des salariés concernés, rendant la directive inapplicable à leur situation. La Court of Appeal (England & Wales) a, par un arrêt du 19 juillet 2002, annulé cette dernière décision en estimant que le transfert pouvait se dérouler sur plusieurs années. L’affaire a finalement été portée devant la House of Lords, qui a sursis à statuer pour demander à la Cour de justice si la « date du transfert » devait être comprise comme un moment précis ou si elle pouvait s’étaler dans le temps, et comment cette date devait être déterminée. La Cour de justice a jugé que la date du transfert correspond au moment précis où s’opère le transfert de la qualité de chef d’entreprise responsable de l’exploitation de l’entité transférée, et que cette date ne peut être reportée au gré des parties.
La Cour clarifie ainsi la temporalité du transfert en affirmant le principe d’une date unique et objective (I), consacrant par là même une interprétation protectrice des droits des travailleurs (II).
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I. L’affirmation d’une date de transfert unique et objective
La Cour de justice, en réponse à l’incertitude née d’un processus de transfert complexe, rejette une conception éclatée du transfert (A) au profit de la définition d’un critère fonctionnel et précis de détermination de sa date (B).
A. Le rejet d’une conception étalée du transfert
Le principal enjeu de l’affaire résidait dans la qualification temporelle d’une opération de privatisation s’étendant sur plusieurs mois, voire plusieurs années. La Cour de justice tranche nettement en faveur d’une conception unitaire de l’événement. Elle énonce en effet que « la date du transfert […] est un moment précis, qui ne peut pas être reporté, au gré du cédant ou du cessionnaire, à une autre date ». Par cette formule, elle s’oppose à l’idée qu’un transfert puisse être un processus aux contours flous, dont la date d’effet varierait en fonction des éléments transférés ou des accords passés entre les parties.
Cette position est essentielle pour garantir la sécurité juridique des relations de travail. Admettre qu’un transfert puisse s’étaler dans le temps créerait une période d’incertitude durant laquelle les droits et obligations des travailleurs seraient difficiles à établir. On ne saurait déterminer avec certitude à quel moment la responsabilité de l’employeur passe du cédant au cessionnaire. En affirmant l’existence d’un « moment précis », la Cour met fin à cette ambiguïté potentielle et assure que le basculement des contrats de travail s’opère de manière instantanée, à une date unique pour tous les travailleurs concernés par le transfert de l’entité économique.
B. La définition d’un critère fonctionnel de détermination
Ayant posé le principe d’une date unique, la Cour se devait d’en fournir le critère de détermination. Elle le fait en des termes dénués d’équivoque, en définissant la date du transfert comme celle « à laquelle s’opère le transfert, du cédant au cessionnaire, de la qualité de chef d’entreprise responsable de l’exploitation de l’entité transférée ». Ce critère est de nature fonctionnelle et factuelle, car il se fonde sur le moment où, concrètement, la direction effective de l’entité économique change de mains. Il ne s’attache ni à la date d’un éventuel accord de cession, ni à la date d’embauche formelle des salariés par le nouvel employeur.
En l’espèce, les travailleurs avaient été embauchés par le cessionnaire plusieurs années après le début de l’exploitation de l’activité par ce dernier. Pour la Cour, ces contrats de travail ne sont que la conséquence du transfert des relations de travail, et non son fait générateur. Elle précise ainsi que « les contrats et les relations de travail existant, à la date du transfert […], entre le cédant et les travailleurs affectés à l’entreprise transférée sont réputés être transmis, à ladite date, du cédant au cessionnaire, quelles que soient les modalités qui ont été convenues à cet égard entre ces derniers ». L’existence de la relation de travail avec le cédant à la date du transfert de l’entité suffit à entraîner son transfert automatique au cessionnaire, peu important que la formalisation de la relation avec ce dernier soit différée.
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II. Une interprétation téléologique au service de la protection des travailleurs
Au-delà de cette clarification technique, la solution retenue par la Cour révèle une volonté de renforcer l’effectivité des garanties offertes par la directive (A), en neutralisant la portée de montages contractuels susceptibles de les contourner (B).
A. La primauté de l’objectif de maintien des droits
La Cour rappelle elle-même l’objectif poursuivi par la directive 77/187, qui « tend à assurer le maintien des droits des travailleurs en cas de changement de chef d’entreprise en leur permettant de rester au service du nouvel employeur dans les mêmes conditions que celles convenues avec le cédant ». C’est à l’aune de cette finalité protectrice que la décision doit être comprise. En fixant une date de transfert unique et objective, la Cour garantit la continuité des relations de travail sans interruption et sans modification au détriment des salariés.
La solution assure qu’aucun vide juridique ne puisse apparaître entre la fin de la relation de travail avec le cédant et le début de celle avec le cessionnaire. Le transfert des obligations de l’employeur s’opère de plein droit au moment du transfert de l’entité, empêchant ainsi que le travailleur soit privé de la protection de la directive au seul motif que son contrat de travail formel avec le cessionnaire a été conclu postérieurement à cet événement. L’interprétation retenue est donc pleinement conforme à l’esprit de la législation communautaire, qui vise à ce que le transfert d’entreprise soit neutre pour les salariés.
B. La portée de la solution : la neutralisation des montages contractuels
Cet arrêt revêt une portée de principe considérable en ce qu’il fournit aux juridictions nationales une méthode claire pour apprécier des situations de transfert complexes. Il les invite à dépasser les apparences et les qualifications contractuelles données par les parties pour rechercher la réalité du transfert de la responsabilité de l’exploitation. Le fait que les travailleurs aient été initialement « détachés » puis « embauchés » plus tard par le cessionnaire est jugé inopérant pour déterminer la date du transfert des contrats de travail.
La décision a pour effet de rendre inefficaces les montages par lesquels un cédant et un cessionnaire chercheraient à différer artificiellement la date du transfert des contrats de travail pour se soustraire à leurs obligations. En liant le transfert des contrats au transfert factuel de l’entité économique, la Cour s’assure que les droits des travailleurs, notamment en matière d’ancienneté, sont préservés indépendamment des arrangements conclus entre les employeurs successifs. La protection des travailleurs prime ainsi sur la liberté contractuelle du cédant et du cessionnaire dans l’organisation de leurs relations.