L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 26 mars 2015 s’inscrit dans le cadre du rapprochement des législations relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation des véhicules automoteurs. Cette décision préjudicielle clarifie la portée du principe de la « prime unique » en matière d’assurance automobile obligatoire au sein de l’Union.
En l’espèce, une société de transport routier lituanienne avait souscrit deux contrats d’assurance pour ses véhicules, stipulant que ces derniers ne seraient utilisés que sur le territoire national. Les polices prévoyaient une obligation pour l’assuré d’informer l’assureur et de s’acquitter d’un complément de prime en cas de circulation dans d’autres États membres. Deux accidents survinrent au Royaume-Uni et en Allemagne sans que la société de transport n’ait préalablement déclaré cette utilisation à son assureur. Après avoir indemnisé les victimes, la compagnie d’assurance a assigné son assuré devant les juridictions lituaniennes afin d’obtenir le remboursement partiel des sommes versées, arguant d’une violation des clauses contractuelles. Les juridictions de première instance et d’appel firent droit, au moins partiellement, à la demande de l’assureur, considérant que la violation des clauses contractuelles justifiait une action en remboursement contre le preneur d’assurance. Saisie d’un pourvoi en cassation, la Cour suprême de Lituanie a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle pratique contractuelle avec le droit de l’Union.
La question posée à la Cour était de savoir si l’article 2 de la troisième directive 90/232/CEE, qui impose que les polices d’assurance couvrent l’ensemble du territoire de l’Union sur la base d’une « prime unique », s’oppose à ce que le montant de cette prime puisse varier en fonction de la zone géographique de circulation du véhicule. Il s’agissait de déterminer si les parties à un contrat d’assurance peuvent convenir d’une prime de base pour une circulation limitée à l’État de stationnement habituel, et exiger le paiement d’un supplément pour une couverture étendue au reste du territoire de l’Union.
La Cour de justice répond par la négative, affirmant qu’une prime qui varie selon que le véhicule circule uniquement dans son État de stationnement habituel ou sur l’ensemble du territoire de l’Union ne correspond pas à la notion de « prime unique ». Elle juge que cette notion implique une couverture territoriale uniforme pour la totalité de l’Union, sans qu’un complément de prime ne puisse être exigé pour la circulation dans d’autres États membres.
Cette solution consacre une interprétation protectrice du principe de la prime unique (I), dont la portée dépasse la seule relation contractuelle pour renforcer les objectifs fondamentaux du marché intérieur (II).
I. La consécration d’une prime unique unifiée au profit de l’assuré
La Cour de justice, en définissant la notion de « prime unique », étend la protection offerte par la législation européenne au-delà de la seule victime de l’accident (A), ce qui a pour conséquence directe d’invalider toute clause de différenciation tarifaire fondée sur le territoire de circulation (B).
A. L’extension de la protection au-delà de la victime de l’accident
Le système d’assurance automobile obligatoire a été initialement conçu pour garantir l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation, facilitant ainsi la libre circulation des personnes et des véhicules. Toutefois, la Cour rappelle que les objectifs des directives successives ne se limitent pas à cette seule protection. Elle se fonde sur les considérants de la troisième directive, notamment les douzième et treizième, pour souligner que la législation de l’Union vise à « renforcer non seulement la protection des victimes d’accidents […] mais également celle des assurés ». Cette prise de position est déterminante, car elle déplace le focus de l’interprétation. La protection de l’assuré devient un objectif à part entière de la réglementation. La Cour en déduit que les dispositions de l’article 2, relatives à la prime unique et à l’étendue territoriale de la couverture, « visent non seulement les rapports entre l’assureur et la victime mais également ceux entre l’assureur et l’assuré ». En conséquence, le contrat d’assurance ne peut pas contenir de clauses qui, tout en préservant les droits de la victime, viendraient affaiblir la garantie due à l’assuré lui-même, par exemple en ouvrant un droit de recours de l’assureur contre lui pour des motifs liés à l’étendue territoriale de la garantie.
B. L’invalidation de la différenciation de la prime selon le territoire de circulation
La reconnaissance de l’assuré comme bénéficiaire direct de la protection offerte par la directive conduit logiquement la Cour à invalider la pratique contractuelle en cause. L’article 2 de la troisième directive impose que toutes les polices d’assurance couvrent, « sur la base d’une prime unique et pendant toute la durée du contrat, la totalité du territoire de l’Union ». La Cour interprète cette disposition de manière stricte, considérant que le caractère « unique » de la prime est incompatible avec une tarification variable. Une clause qui subordonne la couverture dans d’autres États membres au paiement d’un complément de prime contrevient directement à ce principe. Comme le juge la Cour, une telle variation « revient, contrairement à ce que prévoit cet article, à subordonner l’engagement de l’assureur de prendre en charge le risque résultant de la circulation dudit véhicule en dehors de l’État membre de stationnement habituel au paiement d’un complément de prime ». Le paiement initial de la prime doit donc garantir une couverture effective et inconditionnelle sur tout le territoire de l’Union pour toute la durée du contrat, sans que l’assureur ne puisse opposer à l’assuré une limitation géographique pour justifier une action en remboursement.
II. La réaffirmation de la primauté du marché intérieur sur la liberté contractuelle
En sanctuarisant le principe de la prime unique, la Cour de justice fait prévaloir l’objectif de libre circulation au sein du marché intérieur (A) sur la liberté des assureurs d’évaluer et de tarifer le risque de manière différenciée (B).
A. Une solution au service de la libre circulation des personnes et des services
La décision s’inscrit dans la logique fondamentale du marché intérieur. Les directives sur l’assurance automobile visaient dès l’origine à supprimer les obstacles à la circulation transfrontalière, notamment par l’abolition du contrôle de la carte verte aux frontières. Un système où la prime d’assurance changerait à chaque passage de frontière, ou nécessiterait des déclarations préalables et des paiements supplémentaires, réintroduirait une entrave administrative et financière incompatible avec cet objectif. Pour une entreprise de transport routier comme celle en cause au principal, de telles contraintes constitueraient un frein direct à la libre prestation de services. En garantissant qu’une police souscrite dans un État membre offre, pour une prime unique, une couverture valable et complète dans toute l’Union, la Cour assure la fluidité nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur. Elle réaffirme que la facilitation du « franchissement des frontières intérieures de l’Union » est une considération primordiale qui doit guider l’interprétation de la législation sectorielle.
B. Les conséquences pour l’appréciation du risque par l’assureur
Si la solution est favorable à l’assuré et au marché intérieur, elle contraint la méthode de tarification des assureurs. La liberté contractuelle permet en principe aux compagnies d’assurance d’évaluer le risque couvert et d’adapter leurs primes en conséquence. Le risque d’accident et le coût moyen d’indemnisation ne sont pas uniformes sur tout le territoire de l’Union. La pratique consistant à moduler la prime selon la zone de circulation effective du véhicule constituait une tentative de tarification plus précise de ce risque. En interdisant cette modulation, la Cour impose aux assureurs d’intégrer le risque de circulation dans l’ensemble de l’Union dès le calcul de la prime initiale. La prime unique doit donc reposer sur une mutualisation du risque à l’échelle européenne pour chaque contrat. Cette approche peut conduire à une augmentation des primes de base pour les assurés qui n’utilisent leur véhicule qu’au niveau national, car ils participent désormais à la couverture d’un risque potentiellement plus élevé lié à la circulation internationale. La Cour fait ainsi primer l’uniformité de la couverture et la simplicité pour le consommateur sur la granularité de l’évaluation du risque par l’assureur, faisant de la « prime unique » un pilier de la construction d’un espace européen de l’assurance.