Cour de justice de l’Union européenne, le 26 mars 2015, n°C-601/13

Par un arrêt du 26 mars 2015, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la nature des critères pouvant être mobilisés par un pouvoir adjudicateur lors de l’attribution d’un marché public de services. En l’espèce, une entité avait lancé une procédure d’appel d’offres pour l’acquisition de prestations de formation et de conseil. L’avis de marché prévoyait que l’attribution se ferait à l’offre économiquement la plus avantageuse, évaluée selon trois facteurs, dont l’un, pondéré à 40 %, concernait l’« Évaluation de l’équipe » affectée à l’exécution des prestations, en tenant compte de sa constitution, de son expérience et du cursus de ses membres. Une société soumissionnaire, dont l’offre n’a pas été retenue, a contesté la légalité de ce critère d’attribution. Après plusieurs recours devant les juridictions administratives portugaises, le Supremo Tribunal Administrativo a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice.

Il s’agissait de déterminer si la directive 2004/18/CE, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics, s’opposait à ce qu’un pouvoir adjudicateur utilise, comme critère d’attribution, un facteur évaluant la qualité de l’équipe concrètement proposée par les soumissionnaires pour l’exécution d’un marché de services intellectuels. La difficulté résidait dans la distinction fondamentale entre les critères relatifs à la capacité des opérateurs économiques, qui relèvent de la phase de sélection des candidatures, et les critères d’attribution du marché, qui visent à évaluer la qualité des offres elles-mêmes. La Cour de justice de l’Union européenne répond par l’affirmative, considérant qu’un tel critère est compatible avec le droit de l’Union. Elle juge que pour de tels services, la qualité de l’équipe proposée est directement liée à la qualité de la prestation, et peut donc constituer un critère d’attribution valide.

Cette décision clarifie la frontière entre la sélection des soumissionnaires et l’évaluation des offres, en consacrant la qualité de l’équipe d’exécution comme un critère d’attribution légitime du marché (I). Elle emporte des conséquences pratiques importantes en renforçant l’efficacité de l’achat public pour les prestations à forte valeur ajoutée intellectuelle, ce qui témoigne d’une évolution pragmatique du droit des marchés publics (II).

***

I. La consécration de la qualité de l’équipe d’exécution comme critère d’attribution du marché

L’arrêt apporte une précision essentielle en distinguant nettement l’évaluation des capacités générales d’un soumissionnaire de celle de l’équipe spécifique proposée pour un marché (A). Ce faisant, la Cour établit que l’expérience et l’organisation de cette équipe constituent des caractéristiques intrinsèques de l’offre, et non une simple condition d’aptitude de l’entreprise (B).

A. La clarification de la distinction entre critères de sélection et critères d’attribution

Le droit des marchés publics opère une distinction cardinale entre la phase de sélection des candidats et celle de l’attribution du marché. La première vise à vérifier l’aptitude des opérateurs économiques à exécuter un marché, sur la base de leurs capacités économiques, financières et techniques. La seconde a pour objet de choisir la meilleure offre parmi celles présentées par les candidats jugés aptes. La jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt *Lianakis*, avait fermement établi que « l’aptitude des soumissionnaires à exécuter le marché en cause est vérifiée par le pouvoir adjudicateur conformément aux critères de capacité économique et financière et de connaissances ou capacités techniques et professionnelles visés aux articles 47 à 52 de la directive 2004/18 ». Par conséquent, l’expérience générale d’une entreprise ou ses effectifs moyens ne sauraient être utilisés comme critères d’attribution.

Dans la présente affaire, la Cour affine cette position en opérant une distinction subtile mais déterminante. Elle ne remet pas en cause le principe de séparation des phases, mais elle considère que le critère litigieux n’évalue pas le soumissionnaire en tant qu’entité abstraite. Au contraire, il porte sur « les effectifs et l’expérience des personnes constituant une équipe particulière qui, de manière concrète, doit exécuter le marché ». Ainsi, l’évaluation ne porte plus sur la capacité générale de l’entreprise, mais sur la qualité d’un élément central de la prestation de services proposée. Cette approche permet de sortir de l’ambiguïté en liant directement le critère à l’objet même du contrat, comme l’exige l’article 53 de la directive.

B. L’organisation et l’expérience de l’équipe, composantes intrinsèques de l’offre

La Cour justifie sa solution en soulignant la nature spécifique des prestations en cause, à savoir des services de formation et de conseil à caractère intellectuel. Pour de tels marchés, la qualité de l’exécution « peut dépendre de manière déterminante de la valeur professionnelle des personnes chargées de l’exécuter, valeur constituée par leur expérience professionnelle et leur formation ». Cette observation est fondamentale, car elle rattache directement les compétences humaines à la performance attendue du service. L’équipe proposée n’est pas un simple moyen d’exécution ; elle incarne la prestation elle-même.

Dès lors, la Cour estime que « les compétences et l’expérience de ses membres sont déterminantes pour apprécier la qualité professionnelle de cette équipe ». Cette qualité devient une « caractéristique intrinsèque de l’offre et liée à l’objet du marché », remplissant ainsi les conditions pour figurer au rang des critères d’attribution. La solution permet de juger une offre non pas sur des promesses générales, mais sur les mérites concrets de l’instrument principal de son exécution. En ce sens, la Cour valide une approche qualitative qui reconnaît que, pour les services intellectuels, la valeur d’une offre est indissociable de la valeur des individus qui la mettront en œuvre.

***

II. La portée d’une solution pragmatique en matière de marchés publics

En validant un critère fondé sur la qualité de l’équipe, la Cour offre aux pouvoirs adjudicateurs un outil précieux pour garantir la performance des marchés à forte composante intellectuelle (A). Cette décision s’inscrit dans une logique de renforcement du principe de l’offre économiquement la plus avantageuse, privilégiant une appréciation concrète de la qualité sur une analyse purement formelle ou uniquement basée sur le prix (B).

A. L’appréciation de la valeur professionnelle comme garantie de la performance du marché

La solution retenue par la Cour présente une valeur pratique considérable. Elle permet aux pouvoirs adjudicateurs de s’assurer que le niveau de qualité proposé dans une offre ne restera pas théorique mais sera effectivement atteint lors de l’exécution du marché. Pour des prestations de conseil ou de formation, le succès de la mission repose presque entièrement sur l’expertise, la pédagogie et l’expérience des consultants ou formateurs. Un critère évaluant l’équipe dédiée permet de minimiser le risque qu’un soumissionnaire, après avoir remporté le marché, affecte à son exécution du personnel moins qualifié que celui sur lequel reposait sa réputation générale.

Cette approche pragmatique renforce la sécurité juridique et opérationnelle des acheteurs publics. Le considérant 46 de la directive 2004/18 souligne que les critères doivent permettre « d’évaluer le niveau de performance présenté par chaque offre par rapport à l’objet du marché ». En autorisant l’évaluation de l’équipe, la Cour donne toute sa mesure à cette exigence, reconnaissant que la performance attendue est directement corrélée à la compétence des personnes qui l’exécuteront. La valeur professionnelle de l’équipe devient ainsi une composante mesurable du rapport qualité/prix de chaque offre.

B. Le renforcement du principe de l’offre économiquement la plus avantageuse

Au-delà de son aspect technique, cet arrêt confirme une tendance de fond du droit européen des marchés publics : la promotion d’une concurrence effective par la qualité, et non seulement par le prix. En donnant aux pouvoirs adjudicateurs une plus grande marge d’appréciation pour identifier l’offre qui « présente le meilleur rapport qualité/prix », la directive 2004/18 avait déjà marqué une évolution par rapport aux textes antérieurs. La présente décision en est une illustration concrète, en autorisant une évaluation plus fine et plus pertinente des offres dans les secteurs où le capital humain est prépondérant.

La portée de cette jurisprudence est d’ailleurs confirmée par l’évolution législative ultérieure. La directive 2014/24/UE, qui a succédé à la directive 2004/18, a explicitement intégré « l’organisation, la qualification et l’expérience du personnel assigné à l’exécution du marché » parmi les critères d’attribution possibles, à condition que la qualité de ce personnel puisse avoir une incidence significative sur le niveau d’exécution du marché. L’arrêt *Ambisig* a donc non seulement interprété le droit existant de manière constructive, mais a aussi anticipé et validé une orientation qui est aujourd’hui consacrée dans le droit positif, renforçant durablement le principe de l’offre économiquement la plus avantageuse.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture