L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur le champ d’application du régime particulier de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) applicable aux agences de voyages. Ce régime dérogatoire, prévu par la directive relative au système commun de TVA, a pour objet de simplifier l’imposition des opérations complexes que constituent les services de voyages, lesquels incluent souvent des prestations réalisées dans différents États membres. Le litige trouve son origine dans la législation d’un État membre qui permettait aux agences de voyages d’appliquer ce régime non seulement aux prestations vendues à des voyageurs, consommateurs finaux, mais également à celles vendues à tout type de client, y compris d’autres entreprises. La Commission européenne a considéré que cette législation nationale étendait de manière indue le champ d’application du régime spécial, en violation des dispositions de la directive.
Saisie par la Commission dans le cadre d’un recours en manquement, la Cour a été amenée à se prononcer sur l’interprétation des termes de la directive. La Commission soutenait que le régime particulier devait être strictement limité aux ventes effectuées au « voyageur », arguant que les différentes versions linguistiques de la directive, notamment les plus anciennes, employaient majoritairement ce terme. Selon elle, l’utilisation du mot « client » dans certaines versions linguistiques relevait d’une erreur de traduction qui ne devait pas prévaloir. En défense, l’État membre mis en cause, soutenu par plusieurs autres États intervenants, a fait valoir que les divergences linguistiques créaient une ambiguïté qui devait être résolue par une interprétation téléologique, c’est-à-dire une interprétation conforme aux objectifs poursuivis par le législateur. Cet État soutenait que l’objectif de simplification du régime commandait de l’appliquer à toutes les ventes de voyages, quel que soit le statut de l’acquéreur.
Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à déterminer si le régime particulier de la TVA pour les agences de voyages doit être interprété de manière restrictive, en ne visant que les prestations fournies au consommateur final, qualifié de « voyageur », ou de manière extensive, en englobant toutes les prestations de voyage fournies par une agence agissant en son nom propre, quel que soit son « client ».
La Cour de justice a rejeté le recours de la Commission. Elle a jugé que le régime particulier de la TVA s’applique bien aux services de voyage fournis par une agence à tout type de client, et non uniquement au voyageur final. Pour parvenir à cette solution, la Cour a écarté une interprétation purement littérale qui se serait heurtée à d’importantes divergences entre les versions linguistiques de la directive. Elle a privilégié une approche fondée sur la finalité du régime, estimant que seule une application large permettait d’atteindre l’objectif de simplification visé par le législateur de l’Union. La solution retenue par la Cour, fondée sur une interprétation téléologique face à des divergences linguistiques notables, clarifie le champ d’application d’un régime dérogatoire (I), consacrant ainsi une approche extensive dont la portée et la justification méritent d’être analysées (II).
I. La clarification du champ d’application par une interprétation téléologique
Face à l’ambiguïté née des textes, la Cour a opté pour une méthode d’interprétation constructive. Elle a d’abord constaté l’impossibilité d’une lecture littérale univoque en raison des divergences linguistiques (A), pour ensuite fonder sa décision sur la finalité même du régime spécial (B).
A. Le rejet d’une interprétation littérale face aux divergences linguistiques
Le cœur de l’argumentation de la Commission reposait sur une lecture stricte des termes de la directive. Celle-ci avançait que la plupart des versions linguistiques initiales de la sixième directive TVA, ancêtre de la directive actuelle, utilisaient le terme « voyageur », ce qui dénotait l’intention du législateur de limiter le régime aux consommateurs finaux. L’apparition du terme « client » dans la version anglaise, puis dans d’autres, ne serait qu’une « erreur » de traduction.
La Cour a cependant refusé de suivre cette voie, rappelant sa jurisprudence constante sur l’interprétation uniforme du droit de l’Union. Elle souligne que le fait qu’une prétendue erreur n’ait jamais été corrigée, et que le terme « client » ait été repris dans de nombreuses versions linguistiques de la directive refondue de 2006, affaiblit considérablement la thèse de la simple coquille. La Cour énonce ainsi qu’« en cas de disparité entre les diverses versions linguistiques d’un texte de l’Union, la disposition en cause doit être interprétée en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément ». Cette position de principe l’a conduite à écarter l’exégèse littérale proposée par la Commission pour se tourner vers une analyse fonctionnelle du dispositif.
B. La consécration de la finalité du régime particulier comme critère déterminant
Ne pouvant se fonder sur le seul texte, la Cour a recherché l’objectif poursuivi par le législateur de l’Union lors de l’instauration de ce régime. Elle rappelle que sa raison d’être est de simplifier les obligations en matière de TVA pour les entreprises du secteur des voyages, dont l’activité se caractérise par la fourniture de multiples prestations (transport, hébergement) localisées dans divers États. L’application du régime commun de TVA « se heurterait, en raison de la multiplicité et de la localisation des prestations fournies, à des difficultés pratiques pour ces entreprises, qui seraient de nature à entraver l’exercice de leur activité ».
Dès lors, la Cour examine quelle interprétation sert le mieux cet objectif de simplification. Elle constate que l’approche défendue par l’État membre, dite « fondée sur le client », est « la mieux à même d’atteindre » les objectifs de simplification et de répartition équilibrée des recettes fiscales. Limiter le régime aux seules ventes au consommateur final reviendrait à en exclure les ventes entre professionnels, par exemple lorsqu’un organisateur de circuits vend un voyage à forfait à une agence de détail. Or, c’est bien l’organisateur qui supporte la complexité de combiner les différentes prestations. L’exclure du régime dérogatoire serait donc contraire à l’esprit de la loi. La finalité du régime l’emporte ainsi sur les ambiguïtés de son libellé.
II. La portée et la justification d’une approche extensive du régime dérogatoire
En validant l’approche « fondée sur le client », la Cour ne se contente pas de trancher un débat technique ; elle consacre une interprétation qui sert la logique économique du marché intérieur (A) et offre une solution pragmatique et unificatrice pour les opérateurs (B).
A. L’affirmation d’une interprétation large au service de la neutralité de la TVA
La décision de la Cour trouve une justification puissante dans le respect du principe de neutralité de la TVA. Ce principe fondamental exige que la fiscalité pèse sur le consommateur final et soit neutre pour les entreprises qui interviennent dans la chaîne de production et de distribution. Une interprétation restrictive, telle que celle prônée par la Commission, aurait créé une distorsion de concurrence. Un opérateur vendant un forfait directement à un voyageur aurait bénéficié du régime simplifié sur la marge, tandis qu’un opérateur vendant le même forfait à une autre agence aurait été soumis au régime commun, bien plus complexe.
En permettant à tous les opérateurs qui assemblent des services de voyage d’appliquer le régime spécial, la Cour garantit une égalité de traitement fiscal. Comme elle le motive, « il importe que cet opérateur puisse bénéficier de règles simplifiées en matière de TVA et que celles-ci ne soient pas réservées à l’agence de voyages qui se borne, dans un tel cas, à revendre au consommateur final le forfait qu’elle a acquis auprès dudit opérateur ». La solution retenue est donc celle qui préserve le mieux la logique économique et la neutralité du système commun de TVA.
B. La confirmation d’une solution pragmatique et unificatrice pour le marché intérieur
Au-delà de sa rectitude juridique, la portée de l’arrêt est éminemment pratique. L’approche fondée sur le « voyageur » aurait imposé aux agences de voyages une contrainte administrative lourde : celle de vérifier, pour chaque transaction, la qualité de leur cocontractant afin de déterminer s’il s’agit bien du consommateur final. Une telle obligation serait allée à l’encontre de l’objectif de simplification du régime. La solution de la Cour apporte donc une sécurité juridique bienvenue pour l’ensemble du secteur.
De surcroît, en tranchant clairement le débat, cet arrêt joue un rôle unificateur. La coexistence de deux interprétations divergentes au sein de l’Union était source de doubles impositions ou de non-impositions, et donc d’entraves au bon fonctionnement du marché intérieur. En établissant que les articles 306 à 310 de la directive TVA doivent être interprétés selon l’approche « fondée sur le client », la Cour impose une règle claire et uniforme. Elle renforce ainsi l’harmonisation fiscale et consolide le cadre juridique applicable à un secteur économique majeur pour l’Union européenne.