Par un arrêt du 25 septembre 2013, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur les modalités de computation des délais de recours à l’encontre d’un acte de l’Union publié exclusivement par voie électronique. En l’espèce, une agence de l’Union avait identifié une substance chimique comme remplissant certains critères prévus par le règlement REACH, et avait procédé à l’inscription de cette substance sur une liste de substances candidates. Cette décision fut publiée le 30 mars 2010 uniquement sur le site Internet de l’agence. Un groupement européen d’intérêt économique ainsi qu’une société, estimant cette décision préjudiciable à leurs intérêts, ont formé un recours en annulation devant le Tribunal de l’Union européenne le 10 juin 2010. L’agence défenderesse a soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant de la tardiveté du recours. Elle soutenait que le délai de deux mois et dix jours expirait le 9 juin 2010. Les requérants opposaient que le délai de recours devait être augmenté d’une période de quatorze jours, en application de l’article 102, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, disposition qui mentionne explicitement la publication au Journal officiel de l’Union européenne. Par une ordonnance du 21 septembre 2011, le Tribunal a accueilli l’exception d’irrecevabilité, jugeant que cette disposition ne s’appliquait qu’aux actes publiés au Journal officiel et non à ceux publiés sur un site Internet. Les requérants ont alors formé un pourvoi contre cette ordonnance. Il était donc demandé à la Cour de justice de déterminer si le délai supplémentaire de quatorze jours prévu pour le calcul du délai de recours à compter de la publication d’un acte au Journal officiel doit également s’appliquer lorsque cet acte est publié exclusivement sur le site Internet d’une agence de l’Union. La Cour de justice annule l’ordonnance du Tribunal, considérant que la disposition litigieuse doit être interprétée en ce sens qu’elle s’applique également aux actes publiés uniquement sur Internet, afin de garantir le droit à une protection juridictionnelle effective.
L’analyse de cette décision révèle une interprétation téléologique des règles de procédure, privilégiant la substance du droit sur le formalisme textuel (I), ce qui conduit à une adaptation pragmatique du droit processuel à l’ère numérique (II).
I. L’affirmation d’une interprétation téléologique des règles de procédure
La Cour de justice opère un revirement par rapport à l’analyse littérale du Tribunal, en écartant une lecture stricte du texte au profit d’une méthode fondée sur les finalités de la norme. Elle rejette ainsi l’interprétation restrictive du règlement de procédure (A) pour consacrer la primauté du droit à une protection juridictionnelle effective (B).
A. Le rejet d’une interprétation littérale du texte procédural
Le Tribunal avait fondé sa décision sur le libellé de l’article 102, paragraphe 1, de son règlement de procédure, qui vise expressément « la publication de l’acte au Journal officiel de l’Union européenne ». Il en avait déduit que cette disposition ne pouvait s’appliquer aux publications effectuées sur un autre support, tel qu’un site Internet. La Cour de justice censure ce raisonnement en considérant que la formulation du texte n’est pas aussi univoque. Elle estime que la mention du Journal officiel « est susceptible de s’expliquer par le simple fait qu’une publication dans celui-ci était la seule envisageable à l’époque de l’adoption de ce règlement de procédure ». Cette approche historicise le texte et le détache de son contexte d’origine pour en dégager l’intention générale.
La Cour souligne également que la première partie de la phrase évoque la publication des actes de manière générale, sans la restreindre à un support spécifique. Cette dissociation entre le principe général et sa modalité historique de mise en œuvre permet de ne pas considérer la référence au Journal officiel comme une condition d’application exclusive. En refusant de s’arrêter à une lecture littérale qui aurait pour effet de créer une distinction de traitement selon le support de publication, la Cour ouvre la voie à une interprétation plus souple et unifiée des garanties procédurales offertes aux justiciables.
B. La consécration de la primauté du droit à une protection juridictionnelle effective
L’élément central de l’argumentation de la Cour réside dans la finalité de la disposition interprétée. Elle rappelle que l’objectif du délai supplémentaire de quatorze jours « consiste à garantir aux intéressés un laps de temps suffisant pour former un recours à l’encontre des actes publiés et, partant, le respect du droit à une protection juridictionnelle effective ». Ce droit, consacré par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, devient la clé de lecture de la norme procédurale. Plutôt que de voir dans le délai une simple contrainte formelle, la Cour y voit un instrument au service d’un droit fondamental.
En présence d’une formulation pouvant prêter à discussion, la Cour privilégie l’interprétation qui évite la forclusion et préserve l’accès au juge. Elle applique ainsi un principe directeur du droit processuel selon lequel les règles de procédure doivent être interprétées de manière à faciliter l’exercice des droits et non à le rendre excessivement difficile. La solution retenue garantit que les justiciables ne soient pas privés de leur droit de recours en raison d’une incertitude sur la computation d’un délai, née de l’évolution des modes de communication des institutions de l’Union.
II. La portée d’une solution adaptée à la dématérialisation de l’action administrative
En appliquant le délai de grâce de quatorze jours aux publications en ligne, la Cour ne se contente pas de régler un cas d’espèce mais adapte le droit de l’Union aux réalités technologiques actuelles. Cette décision assure ainsi une nécessaire modernisation des garanties procédurales (A) tout en renforçant la sécurité juridique pour les justiciables (B).
A. L’adaptation nécessaire du droit processuel aux nouveaux modes de publication
La décision de la Cour prend acte de la dématérialisation croissante des actes administratifs de l’Union et de leur publicité. La publication sur un site Internet est devenue un mode de communication courant, rapide et accessible pour les agences et institutions. Maintenir une distinction dans le calcul des délais de recours en fonction du support de publication aurait créé une complexité et une insécurité inutiles, tout en étant en décalage avec les pratiques administratives modernes. La Cour prévient ainsi une fragmentation des régimes de publicité et des droits qui en découlent.
En étendant le champ d’application de la règle, la Cour effectue une mise à jour fonctionnelle du règlement de procédure. Elle assure la neutralité du support de publication quant à ses effets sur les droits des administrés. Cette jurisprudence établit de fait que les garanties procédurales conçues pour le monde papier doivent trouver leur équivalent dans l’environnement numérique. Elle incite ainsi implicitement le législateur de l’Union à clarifier et harmoniser les règles de procédure pour tenir compte de manière explicite de la généralisation de la publication électronique.
B. Le renforcement de la sécurité juridique pour les justiciables
La solution retenue par la Cour de justice a pour effet direct de clarifier la situation des justiciables. En unifiant le point de départ du délai de recours pour tous les actes publiés, qu’ils le soient au Journal officiel ou sur un site Internet, elle offre une règle simple et prévisible. Les opérateurs économiques et les citoyens n’ont plus à s’interroger sur le régime applicable en fonction du mode de publication choisi par une institution ou une agence. Cette uniformité est un gage de sécurité juridique, car elle réduit le risque d’erreur dans le calcul d’un délai de forclusion.
La Cour a jugé que l’application d’une règle unique « garantit l’égalité de traitement entre tous les intéressés, en assurant que le délai pour introduire un recours contre cette décision est calculé de la même manière pour tous ». Cet argument, bien qu’employé par le Tribunal pour justifier la solution inverse, est ici retourné pour fonder une égalité de traitement substantielle plutôt que formelle. En définitive, cette décision protège la confiance légitime des justiciables dans le fait que les garanties fondamentales d’accès à la justice ne seront pas remises en cause par des évolutions technologiques non encore pleinement intégrées dans les textes.