Cour de justice de l’Union européenne, le 27 avril 2023, n°C-827/21

Par un arrêt récent, la Cour de justice de l’Union européenne a clarifié l’étendue de l’obligation pour une juridiction nationale d’interpréter son droit interne à la lumière d’une directive européenne. En l’espèce, deux sociétés établies dans le même État membre, la Roumanie, avaient procédé à une opération de fusion. Un litige fiscal était né de cette opération, les sociétés fusionnées estimant devoir bénéficier d’un régime fiscal favorable prévu par le droit national. Face à une possible ambiguïté de la législation interne, la juridiction de renvoi s’est interrogée sur la nécessité d’interpréter ses propres dispositions conformément aux objectifs de la directive 2009/133/CE, qui harmonise le régime fiscal des fusions transfrontalières.

La juridiction roumaine a donc saisi la Cour de justice de l’Union européenne de plusieurs questions préjudicielles. Elle cherchait essentiellement à savoir si elle était tenue d’interpréter son droit national, applicable à une fusion purement interne, en conformité avec une directive ne visant que les opérations transfrontalières. En conséquence, elle interrogeait la Cour sur sa propre compétence pour se prononcer dans une telle hypothèse. Le problème de droit posé à la Cour était donc double : il s’agissait de déterminer si l’obligation d’interprétation conforme s’étend à des situations situées en dehors du champ d’application d’une directive et, par voie de conséquence, si la Cour dispose d’une compétence pour interpréter cette directive dans ce contexte.

La Cour de justice répond par la négative à la première question et déclare son incompétence pour répondre à la seconde. Elle juge que « le droit de l’Union n’oblige pas une juridiction nationale à interpréter, conformément à la directive 2009/133/CE […], une disposition de droit national applicable à une opération purement interne […] dès lors que cette opération ne relève pas du champ d’application de cette directive ». Elle en déduit logiquement son incompétence, à moins que le droit national ait lui-même rendu les dispositions de la directive applicables « de manière directe et inconditionnelle », ce qui n’était pas le cas en l’espèce. La décision de la Cour vient ainsi réaffirmer les limites de l’obligation d’interprétation conforme (I), avant de tirer les conséquences nécessaires quant à sa propre compétence préjudicielle (II).

I. Le rappel des limites à l’obligation d’interprétation conforme du droit national

La Cour de justice rappelle avec fermeté que le principe d’interprétation conforme ne saurait s’appliquer à des situations ne relevant pas du champ d’application du droit de l’Union. Elle souligne ainsi l’étanchéité entre le champ d’application de la directive (A) et le refus d’étendre artificiellement son empire par le biais de l’interprétation (B).

A. L’exclusion des situations purement internes du champ d’application de la directive

La solution de la Cour repose sur une analyse stricte du champ d’application matériel de la directive 2009/133/CE. Cette dernière a pour objet de supprimer les entraves fiscales aux opérations de restructuration d’entreprises impliquant des sociétés de plusieurs États membres. Son but est de faciliter le bon fonctionnement du marché intérieur en garantissant une neutralité fiscale pour les fusions, scissions et autres apports d’actifs qui dépassent les frontières d’un seul État.

Par définition, une opération de fusion entre deux entités ayant leur siège social dans le même pays constitue une situation purement interne. Elle ne présente aucun élément d’extranéité susceptible de la faire entrer dans le périmètre de la directive. La Cour souligne ce point en visant explicitement « une opération purement interne de fusion de deux entreprises ayant chacune leur siège social dans le même État membre ». Cette approche confirme une jurisprudence constante qui veut que les règles du droit de l’Union destinées à régir les situations transfrontalières ne sont pas applicables à des faits confinés à l’intérieur d’un seul État membre.

B. Le refus d’une interprétation extensive du droit national

Fort de ce constat, l’arrêt rejette l’idée qu’une juridiction nationale serait tenue d’interpréter son droit interne à la lumière de la directive. Le principe d’interprétation conforme, bien que fondamental, trouve sa limite là où le droit de l’Union n’a pas vocation à s’appliquer. Ce principe exige du juge national qu’il interprète son droit, dans toute la mesure du possible, à la lumière du texte et de la finalité d’une directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci.

Toutefois, cette obligation ne peut conduire à une interprétation *contra legem* du droit national, ni à étendre le champ d’application d’une directive au-delà des situations qu’elle régit. La Cour affirme donc que « le droit de l’Union n’oblige pas une juridiction nationale à interpréter » sa législation interne conformément à la directive, car « cette opération ne relève pas du champ d’application de cette directive ». La solution est logique : imposer une telle interprétation reviendrait à donner un effet à la directive dans un domaine que les institutions de l’Union n’ont pas entendu réglementer, portant ainsi atteinte à l’autonomie procédurale et substantielle des États membres dans les matières non harmonisées.

La Cour ayant ainsi délimité la portée de l’obligation d’interprétation, elle en tire les conséquences inéluctables sur l’exercice de sa propre compétence.

II. La consécration de l’incompétence de la Cour de justice en l’absence de renvoi du droit interne

La seconde partie du raisonnement de la Cour est la conséquence directe de la première. Dès lors que la situation litigieuse est en dehors du champ d’application du droit de l’Union, la Cour se déclare incompétente pour l’interpréter (A), tout en ménageant l’exception classique d’un renvoi opéré par le droit national (B).

A. L’incompétence de principe pour l’interprétation d’une directive hors de son champ d’application

La compétence de la Cour de justice en matière de renvoi préjudiciel, fondée sur l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, vise à assurer l’interprétation et l’application uniformes du droit de l’Union. Cette compétence est donc subordonnée à l’existence d’une question pertinente de droit de l’Union pour la résolution du litige au principal. Si le litige ne porte que sur l’application du droit national, en dehors de toute interférence avec le droit de l’Union, la Cour n’a pas de rôle à jouer.

En l’espèce, la Cour constate que « les faits du litige au principal ne relèvent pas du champ d’application de celle-ci ». Par conséquent, répondre à la question posée sur l’interprétation de la directive 2009/133/CE serait purement hypothétique et n’aurait aucune utilité pour le juge national, qui doit uniquement appliquer son droit interne. La déclaration d’incompétence est donc une réaffirmation du principe de répartition des compétences entre l’ordre juridique de l’Union et ceux des États membres. La Cour se refuse à émettre un avis consultatif sur une question qui ne relève pas de sa juridiction.

B. L’exception conditionnelle de la reprise des dispositions de l’Union par le droit national

La Cour prend cependant soin de mentionner la seule exception qui aurait pu justifier sa compétence. Il existe en effet un intérêt de l’Union à interpréter des dispositions du droit de l’Union même dans des situations purement internes, lorsque le droit national a procédé à un renvoi direct et inconditionnel à ces dispositions pour régir de telles situations. Cette jurisprudence, bien établie, vise à éviter les divergences d’interprétation futures entre des situations purement internes et des situations intracommunautaires que le législateur national a entendu traiter de manière identique.

L’arrêt vérifie donc si cette condition est remplie en l’espèce. Il conclut que tel n’est pas le cas, notant que « le droit national ne l’a pas rendue applicable à ces faits de manière directe et inconditionnelle ». Cette précision est cruciale. Elle démontre que la Cour a examiné si le législateur roumain avait eu l’intention d’aligner son régime fiscal interne sur celui de la directive. En l’absence d’un tel renvoi explicite, la compétence de la Cour ne peut être établie, et le juge national demeure seul maître de l’interprétation de son propre droit.

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Hassan KOHEN
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